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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/313

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la créer. « Nous ne pouvons faire ni détruire les conjonctures, nous autres animaux politiques, nous ne sommes faits que pour en profiter, — si nous sommes sages ! » Rester « toujours en vedette, les oreilles dressées, » à l’affut du coup à faire, et faire vite son coup le moment venu : voilà sa méthode. En politique comme en guerre, Frédéric est beaucoup plus tacticien que stratégiste.

C’est chose très remarquable chez le Grand Frédéric, et très rare, que cet équilibre normal entre les deux forces maîtresses de la pensée politique. C’est chose aussi dont les historiens du roi philosophe n’ont pas toujours tenu assez compte, surtout quand ils ont voulu démontrer l’opposition qui existe, dit-on, entre les deux périodes de sa vie, entre l’extrême témérité d’avant la guerre de Sept ans et l’extrême temporisation d’après la guerre de Sept ans. Nous ne voyons pas, quant à nous, cette distinction aussi tranchée qu’on la fait. Si l’âge, les fatigues de la grande guerre et l’épuisement de la Prusse après 1763 ont pu calmer l’ardeur des audaces royales, on n’en trouve pas moins dans la seconde partie de sa carrière la même fécondité de conception, avec la même puissance de calcul, que dans la première. Nous ne croyons pas que Frédéric ait été d’abord un Charles XII et ensuite un Fabius ; peut-être même n’a-t-il jamais été ni l’un ni l’autre en politique. Par nature, par la violence de son imagination,— et aussi par celle de son tempérament, comme nous essayerons de le montrer en étudiant en lui l’homme, — il aime le risque, il aime à tenter la fortune, et, à soixante-six ans, il aura comme un plaisir de jeune homme à tirer l’épée pour attaquer sa vieille ennemie Marie-Thérèse. Seulement le calcul, chez lui, ne perd jamais ses droits en face de l’imagination, et, s’il risque, ce n’est jamais qu’en connaissance de cause, dans la mesure où il le veut bien, après avoir pesé les chances et jugé que le profit les vaut. Il a, comme les joueurs, un sens intime du hasard, un « instinct secret » (suivant son propre mot), un certo non so che qui mène sa main sur le tapis vert de la politique. Et, comme les joueurs heureux, il est modéré dans le succès ; dès qu’il y a bénéfice, il « réalise. » En juin 1742, quand il est sûr de tenir son morceau, la Silésie, il laisse là ses alliés et traite avec l’Autriche : « Il faut savoir s’arrêter à propos ; forcer le bonheur, c’est le perdre, et en vouloir toujours davantage, c’est le moyen de n’être jamais heureux. » Il aime la guerre, —