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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/329

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guise. Qu’est-ce que Frédéric, en réalité ? Frédéric est un créateur et un propriétaire d’État. Cette Prusse, qu’un siècle avant son avènement, personne ne connaissait dans le chaos politique qu’était alors l’Allemagne du Nord, est l’œuvre personnelle et successive de trois souverains qui ont assemblé territoires et populations pour bâtir un édifice d’État, créant une armée, un trésor, colonisant le sol et composant la race. Frédéric a reçu cet État de ses pères en héritage ; lui-même il l’a agrandi, fortifié, il en a « continué la création. » C’est sa propriété héréditaire et privée, car ses prédécesseurs et lui l’ont fait de rien, et sur cet État il a par définition les pouvoirs pleins d’un propriétaire sur sa chose, l’autorité suprême, le droit d’user et le droit d’abuser. Voyez, par exemple, le Grand Frédéric au printemps de 1745, à l’un des pires momens de la seconde guerre de Silésie, lorsque, chassé de la Bohême et menacé jusque dans ses États par les armées autrichiennes, il veut « risquer le tout pour le tout. » Podewils s’efforçant de le détourner d’un coup de désespoir, il répond : « J’aime mieux périr avec honneur que d’être perdu toute ma vie de gloire et de réputation... Mon parti est pris. Vous pensez en fort honnête homme et, si j’étais Podewils, je serais dans les mêmes sentimens ; mais j’ai passé le Rubicon, et je veux soutenir ma puissance, ou je veux que tout périsse et que jusqu’au nom prussien soit enseveli avec moi ! « Peut-on concevoir entre un État et son souverain une identification plus complète ? et connaît-on dans l’histoire un roi de qui le mot fameux prêté à Louis XIV, « l’État c’est moi, » — celui que les historiens allemands aiment à rapprocher du mot de Frédéric sur le « serviteur de l’État, » pour lui faire opposition, — ait été plus vrai, plus rigoureusement vrai, ajoutons plus grandement vrai, que de celui dont Mme de Staël dit un jour, en un étrange et beau raccourci, qu’il était « toute la Prusse ? »

C’est justement à ce qu’il était « toute la Prusse » que le Grand Frédéric a dû de pouvoir jouer avec tant de gloire et de succès son rôle sur la scène politique. Seul de son temps, en face de la vieille Europe plus que jamais divisée, démembrée, épuisée par les dissensions, Frédéric est le souverain absolu d’un État jeune et vigoureux ; point de parlement en Prusse, point de faction, point d’opinion même, rien qui puisse entraver l’action du prince, et le prince a une armée solide, prête à marcher, un trésor limité mais liquide, il a le génie, et la volonté