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de vingt-quatre heures de vent d’est pour renouveler l’aventure de Guillaume le Conquérant. Bonaparte sans doute pouvait disparaître. Il n’était, au surplus, qu’un homme ; un homme peut mourir, et il ne manquait point à Londres de chouans de bonne volonté pour solliciter la destinée et devancer la nature. Mais Bonaparte vivait.

Etait-ce le moment de lui offrir, par une suprême victoire, les moyens de consolider son gouvernement ? Etait-il politique de concentrer sur soi toutes les passions de ce peuple français encore ardent des guerres civiles, encore enflammé de la Révolution ? de faire l’union des Français par la haine commune de l’ennemi héréditaire ? La sagesse conseillait de surseoir, de ramasser ses bénéfices, d’exploiter ses conquêtes, de payer ses dettes, de remplir son trésor ; de laisser la République, tous les ennemis du dehors étant hors de combat, à l’ennemi intérieur : les factions, l’humeur changeante, l’inquiétude nationale ; d’attendre l’inévitable mécontentement de l’Europe, de renouer des alliances, et de profiter de l’infirmité industrielle du continent, de la supériorité des mécaniques anglaises pour se procurer d’immenses débouchés.

Or, l’Angleterre en avait besoin. C’est l’époque, en effet, d’une large et profonde transformation économique et sociale du royaume. La classe gouvernante, la gentry, a modifié depuis un siècle la constitution de la propriété : divisée au XVIIe siècle, la propriété s’est concentrée, au XVIIIe, en domaines de jouissance, en parcs, en chasses énormes. Les grands propriétaires ont évincé les petits et, du même coup, la culture disparaissant, chassé vers les villes les cultivateurs sans emploi. Tout ce peuple qui ne travaille plus la terre se jette dans les fabriques, car, dans le même temps où l’Angleterre cesse d’être agricole, elle devient industrielle et déploie un merveilleux essor. La machine à vapeur décuple la puissance manufacturière et, tirant sa force des mines, décuple la valeur des mines. L’Angleterre souterraine ouvre un trésor plus fécond que toute la fécondité des prairies et des labours ; les forêts enfouies et endormies se réveillent plus productives que les forêts de verdure. Les villes s’entourent d’une banlieue d’usines. Une classe de citadins qui tournait à la plèbe romaine devient un élément de production. Les capitaux mobilisés par les banques vont supplanter la propriété foncière.