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ce calme absolu de la mer dans les bassins fermés, après ; la perpétuelle agitation d’une rade où pénètrent la houle et le clapotis du large… Tout cela est bien séduisant : c’est la détente, c’est le repos… Mais, — ah ! que de mais ! — mais, d’abord, ce repos, il s’en faut de peu qu’on ne vous le reproche, et vous vous le reprochez vous-même : se reposer quand on commande, quand on est en escadre ! Hé, là ! y pensez-vous ? On doit être infatigable. S’éloigner de la force navale avec laquelle on faisait corps, ne plus vivre de sa vie puissante, compromettre ce rigoureux entraînement de l’instrument de combat qui vous est confié ; ne plus être le « bâtiment prêt à toute mission, » quelle déchéance, quelle chute !… Et, s’il est clair que vous ne rentrez dans l’arsenal que pour les plus fortes raisons, des raisons que vos chefs ont eux-mêmes fait valoir, du moins la bienséance exige que vous soupiriez comme sur un contretemps fâcheux, sur une épreuve inévitable.

Il faut l’avouer aussi : à rester longtemps dans l’arsenal, « bord à quai » avec la planche à terre, la forte discipline du bâtiment s’affaiblit, l’aiguillon de la vigilance s’émousse, le sentiment de la responsabilité se perd. Sans penser à mal, chacun en prend plus à l’aise avec la correction, avec la ponctualité, avec la tenue, depuis l’officier de quart, qui oublie son ceinturon ou n’apparaît plus que pour les mouvemens importans de l’équipage, jusqu’au dernier matelot, qui garde un gris sale sous prétexte d’une vague corvée à l’extérieur, chausse des galoches, monte à l’appel d’un pied nonchalant et s’aligne les mains dans les poches.

Le commandant, le capitaine de frégate, savent bien tout cela et il est entendu que le Fontenoy et le Béveziers feront le service comme en rade : mêmes consignes, mêmes mouvemens, mêmes exercices (et cela fera déchanter un peu nos gens). Seulement, sera-ce facile ?… Les travaux qu’on va entreprendre à bord pourront-ils être menés de front avec les branle-bas de combat, les « postes de veille contre les torpilleurs, » etc., etc. ?

6 décembre. — Il est 9 heures ; le temps est brouillé, mais doux. Dès le jour, les lourds marins vétérans sont venus couvrir le pont d’aussières et de câbles. Nous, nous avons mis à la mer nos embarcations, rentré les bossoirs et les tangons[1], démonté

  1. La langue maritime, langue d’hommes, à la décision soudaine, à l’action prompte, s’accommode mal des verbes neutres. Rentrer, pris activement, signifie « faire venir en dedans. » Ainsi des contrevens qu’on ferme.