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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/590

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il cultive sa sensibilité personnelle, il a des affections, il en jouit, il en souffre. La plus profonde est celle qu’il consacre à sa sœur Wilhelmine, margrave de Bayreuth, dont le rapprochent non seulement les souvenirs de l’enfance commune, mais une confiance réciproque et une touchante similitude de goûts et d’idées. Cette affection fraternelle est un sentiment tendre et grave chez Wilhelmine, un sentiment vif et même passionné, mais surtout intellectuel, cérébral, chez Frédéric, dont la tendresse s’exalte volontiers en transports littéraires et qui, dans sa correspondance avec celle qu’il nomme « son incomparable, son adorable sœur, » « sa Minerve, » « son Caton, » ne semble voir souvent qu’un beau motif de rhétorique, une occasion de philosopher ou de moraliser : c’est en somme chez Frédéric un sentiment très sincère sans doute et profond, mais qui vient de la tête plus que du cœur. La pauvre margrave mourut en 1758, le jour même de la défaite des Prussiens à Hochkirch, et Frédéric eut de cette mort une très vive douleur : quatre jours durant, il resta dans sa chambre à pleurer, les volets à demi clos, mangeant à peine, absorbé dans quelques lectures graves, les oraisons funèbres de Bossuet et de Fléchier ; puis, à quelques jours de là, n’imagina-t-il pas, pour se distraire, de composer et de rédiger, sur papier à bordure noire, un grand sermon en quatre points dans la manière de Massillon ou de Bourdaloue ?… — On sait d’ailleurs qu’il a beaucoup d’amis, sans parler du prince Henri, son frère, l’habile général de la guerre de Sept ans, qu’il aime et apprécie à sa valeur, non plus que de plusieurs de ses officiers et de ses ministres, qu’il affectionne et traite en camarades, sans façon, avec une franche et droite cordialité. Sa plume, à leur égard, trouve des expressions d’une tendresse charmante parfois, et des hommes comme d’Alembert, comme Lord Maréchal, ou comme le vieux Fouqué, sont plusieurs fois l’objet de ses délicates prévenances. Encore faut-il savoir comment il entend et pratique l’amitié. « Il faut, » lui semble-t-il, « que l’on trouve son intérêt dans ces nœuds resserrés que l’on forme, intérêt de plaisir, de savoir, de consolation, d’utilité ; » d’une façon ou de l’autre, ses amis sont ainsi toujours « en service, » et leur fonction consiste à lui procurer ce qu’il appelle « les agrémens de la société. » L’amitié, pour lui, est moins un lien du cœur qu’un attachement utilitaire et raisonné : il aime bien ses amis, mais il les aime surtout pour lui-même.