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salut. Alors, funestes ou bénis, il semble que tous les soirs fameux de notre destinée viennent aboutir à celui-ci, qui rachète les uns et consomme ou couronne les autres. Et, dans l’histoire de la musique ainsi que dans celle de l’humanité, voilà « le soir » adorable entre tous, le soir divin, par lequel tous les autres, même les plus doux et les plus purs, sont effacés.

Mais ce paysage n’est si beau que parce qu’il ressemble à, une âme, et dans cette âme il faut maintenant pénétrer. Elle ne s’ouvre ou ne se livre pas tout de suite. Bach éclate d’abord aux esprits et par l’esprit. On commence par l’admirer surtout ; ensuite, et de plus en plus, on l’aime. Il a, lui-même, tant aimé ! C’est Bach, encore mieux peut-être que Luther, que Carlyle aurait pu définir : « Un cœur fort, généreux avec tout cela, plein de pitié et d’amour, comme en vérité le cœur vaillant l’est toujours… Je sais peu de choses plus touchantes que ces doux souffles d’affection, doux comme ceux d’un enfant ou d’une mère, dans ce grand cœur sauvage[1]. »

D’autres paroles, et plus saintes, reviennent à la mémoire en lisant la Passion selon saint Matthieu ou les Cantates : « Ce n’est plus moi qui vis ; c’est Jésus-Christ qui vit en moi. » Voilà la vie surnaturelle et vraiment divinisée qui circule en quelque sorte à travers l’œuvre sacrée de Bach. Elle y fait un continuel retour de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu. Hændel, historien et dramaturge, a chanté les prophètes et les guerriers ; lyrique et mystique avant tout, Bach n’a d’autre héros que Jésus-Christ. L’action, la plus grande de toutes, que sa musique excelle à représenter, c’est l’action de Jésus-Christ sur nous, ou plutôt en nous.

Il n’est pas jusqu’aux élémens spécifiques, jusqu’à la base pratique (practical basis) de cet art, qui ne soit établie profondément. Ni la mélodie, ni l’harmonie de Hændel ne pénètre en nous si avant. Tandis que la mélodie de Hændel ne fait guère, — magnifiquement, il est vrai, — que s’étendre et se déployer, celle de Bach s’insinue et creuse. Souvent, ainsi que sa rivale, elle nous attaque de front ; mais maintes fois aussi, moins carrée et plus souple, elle se glisse en nous comme de biais, et, par de secrets passages, avec mille détours que l’autre n’a que rarement connus, elle arrive au centre même de notre âme.

  1. Les Héros (Luther, passim).