Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/655

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

formule, que « le mal est la douleur des autres ; » celle-ci la complète et l’achève. Elles reviennent à dire que le domaine du bien et du mal n’est ni plus ni moins étendu que celui de l’hygiène sociale ou de l’utilité publique. Nous n’avons plus d’obligations qu’à l’égard les uns des autres ; et le « devoir » ou la « vertu » n’existent que dans la mesure où nous les consentons. Et ces leçons assez neuves forment-elles au moins des citoyens ? Je ne sais. Mais, qu’elles ne forment pas des hommes, c’est ce que j’ose bien affirmer, si, tandis qu’il s’évertue à la réforme des institutions ou des lois, chacun de nous oublie de se réformer soi-même, nemo in se tentat descendere ; si la préoccupation d’un prétendu bien public nous détourne systématiquement de l’observation, de la surveillance, de la discipline de nous-mêmes ; et si, tout ce que nous pouvons avoir d’énergie, nous ne sommes enfin formés qu’à le déployer contre les autres et jamais contre nous. Tel est un autre effet de la subordination du « moral » au « social. » Il y va, comme nous le disions, de la saine et droite éducation de la volonté. Et, si nous montrons maintenant que cette subordination est l’un des grands obstacles que la morale rencontre nécessairement à son progrès, nous pourrons pour le moment nous en tenir à ces conclusions.

Car, nous l’avons dit, et nous le répétons, « l’utilité sociale » est mobile et changeante par définition. Les mêmes institutions, les mêmes lois ne conviennent évidemment ni à tous les temps ni à tous les lieux, puisqu’elles en dépendent ; et le « moment » tout seul, — je prends ici le mot dans son sens étymologique, momentum, movimentum, — suffit pour modifier dans le présent la physionomie du passé. Mais il n’en est pas moins vrai que, si quelque chose d’humain tend de sa nature à s’immobiliser, c’est précisément ce que les hommes ont une fois consacré sous le nom d’ « utilité sociale. » Dans les dernières années du XVIIIe siècle, quand Beccaria, dans son Traité des Délits et des Peines, s’éleva contre la torture, ce fut un grand scandale parmi nos jurisconsultes, et voici comment l’un d’eux entreprit de la justifier : « On pourrait, dit-il, apporter bien des exemples où l’expérience a fait voir l’utilité de la torture, si cette utilité ne se trouvait pas d’ailleurs justifiée, et par l’avantage particulier qu’y trouve l’accusé lui-même en ce qu’on le rend par là juge dans sa propre cause ; et par l’impossibilité où on a été jusqu’ici d’y suppléer par quelque autre moyen aussi efficace, et sujet à moins