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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/753

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comme le drame universel. Celle morale de la nature, Victor Hugo l’avait résumée en ces vers :


Soit. Qu’importe la mort des autres ? J’ai la vie :
Je suis une faim vaste, ardente, inassouvie.


Dans cette hypothèse, toute l’éthique animale se réduirait à : — Manger et, au besoin, s’entre-manger. — Quant à la morale humaine, elle ne serait qu’une forme adoucie de la même morale, ou du même « immoralisme. »

La première question qui se pose est donc la suivante : — Est-il exact de définir la vie par la faim ou même, comme le soutient le philosophe allemand Rolph, par l’insatiabilité ? Théorie que Nietzsche n’a fait qu’emprunter à Rolph. — La cellule vivante travaille, se répare et se divise : voilà ses trois caractères essentiels. Or, c’est le travail qui est fondamental, et non pas la nutrition ; c’est le fonctionnement, c’est la synthèse chimique avec production de mouvement, non pas la restitution ultérieure d’énergie à l’organisme par la nourriture. Même pour la locomotive, l’essentiel est de fonctionner, non de recevoir du charbon dans son foyer, de l’eau dans sa chaudière. La nutrition n’est qu’un moyen de réintégration. Quant à la faim, elle est encore plus secondaire ; elle est un simple signe exprimant pour la conscience des animaux le besoin d’emprunter au milieu, pour pouvoir agir dans et sur le milieu. Chez la plante, il est difficile de constater la « faim. » L’être ne vit pas pour avoir faim ; il a faim pour pouvoir préserver sa vie avec ses fonctions essentielles. L’insatiabilité n’est donc que la conséquence d’une incessante activité, et ce n’est pas le besoin, c’est la fonction qui constitue la vie. Rolph, Stirner et Nietzsche ont confondu la conséquence avec le principe.

Considérez maintenant la nutrition au point de vue psychologique et moral, elle vous paraîtra sans doute en elle-même une fonction égoïste. Encore venons-nous de voir qu’elle a pour but une assimilation de substance et, en dernière analyse, une harmonie interne. Par malheur, son moyen est le plus souvent la destruction d’une autre harmonie, la subordination forcée d’une autre vie par le moyen de la mort même. La fonction nutritive est ainsi manifestement, pour parler comme Nietzsche, accapareuse et conquérante. Cependant cette fonction même, impliquant un certain travail pour être satisfaite, a fini par produire, entre les organes d’un même animal, la division du travail et la