Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/775

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des affamés. Désormais le serin charitable eut ses pauvres. Parmi les oiseaux et les insectes, il est beaucoup d’espèces qui servent habituellement les vieux avec empressement et soignent les malades. Blyth a vu des corbeaux indiens nourrir généreusement leurs compagnons aveugles. Des fourmis observées par sir John Lubbock soignèrent pendant cinq mois une compagne estropiée. M. Letourneau a vu une vieille serine impotente nourrie bec à bec, pendant plusieurs années, par ses descendans. On voit que chez les animaux, il y a déjà de l’humanité et de la pitié. Ils n’ont pas lu Zarathoustra !


IV

En somme, grâce à la vie en commun, la moralité se développe chez les animaux : divers sacrifices, l’accomplissement accidentel ou régulier de certains devoirs, deviennent nécessaires. Il se produit une restriction des actes, chacun ne pouvant plus se livrer sans frein, au sein de la communauté, à ses passions et appétits[1]. De plus, à la justice élémentaire se joint une sorte de charité instinctive, qui peut aller jusqu’au dévouement. La morale des animaux est, comme la nôtre, la lutte contre la lutte pour la vie ; elle est l’organisation en société, le dévouement à la cause commune. La question sociale a été posée par le monde animal comme par le monde humain, « avec cette différence, a-t-on dit, que, dans le premier, elle a été déjà résolue. » La morale des pseudo-darwinistes et des nietzschéens n’est pas même vraie des bêtes, et on voudrait en faire la règle des hommes !

Toutes les théories qui prétendent justifier l’égoïsme exclusif et absolu au nom de la biologie reposent sur une interprétation inexacte des faits. Si vivre, c’est agir, il n’en résulte pas que ce soit toujours agir pour soi, comme le soutient Nietzsche, en opposition avec Guyau. Remarquons que les idées de division et d’union sont toutes deux essentielles à l’idée même de l’existence concrète et finie ; mais ces deux idées ne doivent pas être mises sur le même plan : c’est l’union qui est la loi supérieure et finale de l’existence même. La monade isolée et sans fenêtres ne pouvant exister, le prétendu « atome » des physiciens est composé de parties qui, sans doute, diffèrent et, par là même,

  1. Voyez Vianna de Lima, l’Homme selon le transformisme. Paris, 1890 ; Alcan.