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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/881

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de soif, aux sources absentes, à cette eau si joliment personnifiée par notre saint François d’Assise, l’eau fraîche, gazouillante et pure d’où jaillit à la fois tout ce qui est bon, tout ce qui est beau, l’eau, richesse de l’habitant et consolation du pèlerin.

Elle n’a plus du tout de place dans le sinistre paysage de sel qui, au réveil, nous frappe d’une impression de tristesse profonde. Un rouge lever de soleil l’éclairé à peine de lueurs fumeuses. Nous traversons sur un remblai la lagune qui sépare de la terre ferme la presqu’île de Crimée. Oui, c’est bien la Mer Putride, une affreuse odeur de soufre nous en avertit. Les amas de sel extrait de la Sivach se dressent en pyramides ; quelques lacs salés, d’où s’exhalent des miasmes cadavériques, semblent figés à la surface d’un sol partout couvert de blêmes pétrifications dont la poussière s’attache à l’herbe roche et blanchâtre ; et, au cœur même de ces lieux maudits, apparaît le premier cimetière tatare où le turban remplace la croix.

Bientôt, cependant, le cours vivifiant du Salghir ressuscite la nature pétrifiée. Presque tari en cette saison, le Salghir se transforme l’hiver en torrent. Le peu de fraîcheur qu’il dégage suffit à entretenir la splendeur des vergers qui bordent son cours. A la base des pâles collines, contreforts des monts Iaïla, se poursuit la récolte des pommes, cette pomme de Crimée doucement colorée comme la joue d’une jeune fille. Le gazon en est jonché, les branches ploient sous le fardeau de ce que l’on prendrait au loin pour des fleurs, tant les couleurs en sont vives, tendres et délicates, — autant de chapelets de grosses roses, Simféropol se cache derrière ces jardins dignes de la Terre promise, quoiqu’ils ne produisent pas comme ceux du versant Sud les fruits du Midi ; c’est plutôt la végétation de l’Europe centrale, de sorte que dans un petit espace la Crimée réunit tout ce que dans tous les climats peut donner la terre. Compensation merveilleuse aux parties stériles et désolées de ce grand corps septentrional qu’est la Russie.

Je ne brûle pas sans regret une étape particulièrement curieuse, Baktchi-Sarai, « la Mecque de la Tauride, » où le palais des Khans, la fontaine des Larmes, toutes ces choses d’Orient appartiennent à Pouchkine et à M. de Vogué. M. de Vogué a dit, en parlant des beaux sites de ce monde, qu’il faut ce que les hommes laissent d’âme éparse sur les objets associés à leur vie