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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/885

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M. de Vogué applique à la guerre un autre langage : il entreprend de prouver qu’elle permet à l’homme de « faire sa fonction d’héroïsme, grâce à laquelle il se pardonne et on lui pardonne toutes les autres fonctions basses ou douteuses de sa vie. » Mais la vue d’une certaine salle, dans le Musée du Siège, empêche que nous soyons convaincues par son éloquence. Il ne s’agit plus là, comme dans les galeries voisines, de canons, de projectiles, de plans, de modèles de vaisseaux de guerre, ni des reliques de quatre grands amiraux dont la Russie, malgré leur défaite, restera justement fière à jamais, ni des tableaux représentant les épisodes de la défense, ni d’une suite de caricatures où ne sont point ménagés Napoléon III et ses alliés ; nous sommes tout de bon dans la chambre des horreurs, littéralement tapissée de photographies coloriées reproduisant les blessures mémorables, les amputations extraordinaires, les belles opérations chirurgicales qui suivent chaque bataille, l’envers de la gloire en un mot. C’est bien la chambre devant laquelle le prince Galtzine, s’étant frayé un passage à travers les civières, les brancardiers et les morts qui encombraient l’entrée de l’ambulance, recule et sort précipitamment… Ce qu’il a vu était par trop épouvantable[1].

Comme lui, nous fuyons ; mais le spectacle de cette humanité mutilée, martyrisée ne nous quitte plus. Dehors !… Au soleil ! dans un paysage où ne tonnent plus les engins de mort, où ne gémissent plus les blessés, que n’infectent plus les cadavres, où la paix s’impose !

Nous courons vers Chersonèse. Ce plateau aride et pierreux, brûlé par les vents de mer, pourrait être la Grèce elle-même. N’est-ce pas la Grèce, en effet, cette côte rocheuse et déchiquetée toute en promontoires, en anses et en criques, ces falaises calcaires d’une blancheur aveuglante, cette sécheresse du sol, cette atmosphère pure, cette lumière radieuse ? Entre les deux baies qui sont aujourd’hui celles de Sébastopol et de Balaklava, des colons d’Héraclée de Bithynie vinrent fonder une grande ville de commerce, qui conserva son indépendance jusque sous les empereurs romains et fut ensuite capitale d’une province byzantine.

Nous pénétrons dans ce qui reste de l’enceinte, qui eut six kilomètres de circuit : quelques pans de murailles, des débris

  1. Scènes du siège de Sébastopol, par Tolstoï. Revue du 1er décembre 1883.