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nom était entouré de l’auréole d’un martyr de la charité (15 avril 1889). Notre généreux Écossais voulutles voir et porter aux nobles sœurs de charité, les auxiliaires du P. Damien, l’hommage de son admiration. Cela était bien digne de son caractère chevaleresque. Ayant obtenu une permission spéciale, il partit vers la fin de mai, seul, à bord d’un navire commandé par le capitaine écossais Cameron et qui transportait un convoi de lépreux. Les extraits suivans de ses lettres rendent bien ses impressions toutes vives. « Bientôt après, écrit-il à Mme  Stevenson, nous arrivâmes à la hauteur du promontoire des lépreux (Kalaupapa) : la côte est basse, toute nue, âpre et sans abri ; voilà une petite ville, avec des maisonnettes en bois, deux églises, un appontement. Le tout était triste à voir, par le travers du soleil levant, avec une grande palissade qui la sépare, vers le Sud, du reste du monde. Nos lépreux furent envoyés à terre dans le premier canot, ils étaient une douzaine. L’un, un pauvre enfant horrible à voir, puis un blanc laissant une grande famille à Honolulu, et nous nous embarquâmes, les sœurs et moi, dans le second. Je ne sais pas ce que je serais devenu sans les sœurs. Tu sais qu’une de mes faiblesses, c’est mon horreur de ce qui est horrible, mais tout cela fut éclipsé par la charité qui rayonnait à mes côtés.

« Quand je m’aperçus qu’une des sœurs pleurait, la pauvre âme ! doucement sous son voile, je ne pus retenir quelques larmes ; je pensai que c’était un péché qu’elle se sentît malheureuse, et je lui dis à peu près ceci : « Madame, Dieu lui-même est ici pour vous souhaiter la bienvenue. Je suis sûr qu’il est bon pour moi d’être près de vous. J’espère que cela sera une bénédiction pour moi. Je vous remercie pour moi-même du bien que vous me faites. » Ces paroles parurent la réconforter ; à peine avais-je fini, que nous arrivâmes au débarcadère. Il y avait là une grande foule, des centaines (Dieu me garde !) de masques de chair humaine, gesticulant, attendant les sœurs elles nouveaux malades... Les sœurs et moi, nous traversâmes la foule... j’avais perdu tout sentiment d’horreur ; c’était un beau spectacle de voir ces pauvres créatures si redoutées sourire avec un éclair de bonheur[1]. » Il passa une huitaine de jours à la colonie des lépreux. Il avait coutume d’aller à cheval de Kalavao à Kalaupapa, à l’asile des

  1. Lettre à Mme  Stevenson, mai 1889.