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torité que lui donnait son esprit, fit valoir qu’il fallait au récit d’imagination, pour devenir vraisemblable, le recul du temps et de l’espace. Une marquise parut lasse des rois et des empereurs de romans ot réclama des héros pris dans les classes moyennes. Une autre marquise, Mme de Mauny, qui passait[1] pour avoir inventé le mot « s’encanailler, » rappela qu’il est défendu aux héros de romans de rien faire ni rien dire qui « déroge aux beaux sentimens, » apanage de la grande naissance.

Mademoiselle maintint la nécessité de l’observation et de la vérité pour « la nouvelle, » mais elle admit que l’auteur d’un grand roman, faisant œuvre de « poète, » avait le droit de « se figurer les choses, » au lieu de les copier servilement. La nouvelle, disait-elle, « raconte les choses comme elles sent, » le roman « comme elles doivent être. » La distinction ne manque ni de finesse, ni d’une certaine justesse, et l’on aimerait à savoir dans quelle mesure Segrais y avait collaboré. Personne n’ayant répliqué, la princesse remonta dans son carrosse et ordonna de suivre sa meute, qui venait de lever un lièvre à quelques pas de là. Elle fut obéie, malgré les obstacles que présentait le terrain, et rentra au château très satisfaite de son après-midi.

III

Plus encore que de littérature et de paysage, on parlait d’amour à Saint-Fargeau. C’est un sujet dont les femmes ne se lassent jamais, et sur lequel elles ont toujours quelque chose à dire. Mademoiselle s’y prêtait complaisamment ; ce fut elle qui mit en discussion, certain jour de pluie où l’on ne pouvait sortir, une question dont l’hôtel de Rambouillet eût envié la subtilité : — « Lequel doit mieux sentir les inquiétudes de l’absence, d’un amant qui serait aimé, ou d’un qui ne le serait pas ? » Elle consentait à admettre les idées de l’Astrée sur la fatalité de la passion, à condition d’en borner les effets aux peronnages de romans, ou, dans la vie réelle, aux gens de petite naissance. Segrais a pu lui faire dire sans la choquer, dans une nouvelle[2] qu’elle est censée avoir dictée : — « L’homme n’est pas libre d’aimer ou de n’aimer pas comme il lui plaît. » Dans le fond de

  1. Voyez le Dictionnaire des Précieuses de Somaize.
  2. Eugénie, ou la Force du Destin.