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II

Le matin venu, Edouard Thring prenait instinctivement une attitude de combat, ses fortes mâchoires de montagnard se resserraient. Ses lèvres devenaient rigides et ses yeux se préparaient à foudroyer quelque criminel. « Criminel, » le mot est encore trop doux, car sa colère toujours prête amplifiait démesurément les moindres peccadilles. Sa rhétorique augmentait de férocité avec la légèreté de l’offense. En face d’une faute sérieuse, il exprimait en quelques paroles courtes et simples l’indignation qui bouillonnait en lui, tandis que la vue des petits délits quotidiens décuplait son invention verbale et lui inspirait des anathèmes inouïs. Ainsi, emporté ou retenu, il était ordinairement terrible. « Quand il apparaissait brusquement au milieu d’une scène de désordre, raconte un de ses élèves, et qu’ayant poussé son cri de « Law-breakers ! » il nous demandait si nous étions prêts à obéir, que voulez-vous, personne n’aurait osé lui dire non. » Thring n’était donc pas, à proprement parler, un charmeur. Aucune séduction aimable ne venait de cette rude nature, qui manquait essentiellement de souplesse, et quand, par hasard, il n’était pas en colère, sa conversation, toute en monologues, où l’humour ne se revêtait ni d’esprit ni de grâce, n’avait rien de ce qui enveloppe et gagne les cœurs. Comment donc s’y prenait-il pour marquer d’une empreinte si profonde la jeunesse étourdie qui tremblait sous son regard ?

E. Skrine, un de ses élèves, nous ouvre quelque jour-sur cette question importante. « Thring, dit-il à peu près, dans un excellent chapitre qui pourrait s’ajouter au petit livre de Carlyle sur le culte des héros, Thring nous enthousiasmait. C’était un leader qui avait une cause et nous entraînait puissamment à la suivre, en un mot, nous le regardions comme un héros We believed him to be a hero. Héros qui ne ressemblait à personne. D’autres étaient souvent venus nous parler et nul cependant ne faisait vibrer l’air comme celui-là. Les multiples bizarreries de son apparence, de ses discours, de ses méthodes, tout ce qui le rendait plus original, nous attachait davantage à sa personne. Il y avait en lui une force extraordinaire. C’était cette intensité morale qui transfigurait tous les détails de la vie. A ses yeux, rien de petit ; chaque événement, chaque action se revêtait d’une