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d’une âme très haute, n’auront pas éprouvé pour le réformateur d’Uppingham ce sentiment d’instinctive tendresse qu’excitent en nous souvent de moins parfaites vertus. C’est ma faute sans doute et celle du biographe trop laborieux, qui n’arrive pas, en deux gros volumes, à nous donner un portrait vivant de son héros. Mais Thring est aussi coupable que nous, si l’on peut être coupable de manquer de grâce et de séduction. De lui à nous, ou, si l’on veut, de nous à lui, il y a quelque chose de refroidissant. On l’estime, on le vénère, on l’envie même, mais on se résigne en somme assez vite à ne pas l’avoir connu. Un je ne sais quoi nous avertit qu’enlevé à son auditoire ordinaire, cet homme aurait perdu le meilleur de son influence. Des âmes jeunes, faciles à l’enthousiasme, et ne voyant la vie et les idées que dans une perspective confuse ont pu, ont dû même s’attacher à lui par un sentiment très fort où il entrait plus de générosité naturelle que de vive sympathie ; mais pour ceux qui n’ont pas subi dans leur enfance l’entraînement d’Uppingham, Thring peut sans doute leur donner de nobles exemples et de fécondes leçons, il est presque incapable de les charmer.

Que lui manque-t-il donc pour cela ? Quelques-uns de ces riens qu’il méprisait tant, qu’il méprisait trop. Nous l’entendions tantôt ferrailler contre l’intelligence. S’il attaquait seulement les intellectuels au sens contemporain du mot, nos sympathies iraient quand même tout droit au soldat un peu exalté d’une bonne cause, mais en réalité, venant de lui, les coups vont plus loin qu’il ne croit et ne veut lui-même. L’ennemi, ce n’est pas seulement l’intelligence maîtresse d’orgueil, c’est encore le don de la netteté et de la logique, des idées claires, de la précision, de la réflexion, de la mesure, toutes qualités qu’il combattrait avec moins de violence s’il ne sentait pas confusément qu’elles lui manquent et s’il ne souffrait inconsciemment de leur absence.

Je ne veux pas nier qu’il ait été, dans un certain sens, une façon de penseur. Il y a dans son œuvre écrite et dans sa vie des commencemens d’idées, de brusques divinations qui jaillissent non pas d’un trésor antérieur d’activité intellectuelle, mais de la surabondance d’une vie morale très intense et très riche. Ne lui demandez ni subtilité, ni délicatesse, ni légèreté d’esprit, ni rien qui ressemble au jeu délié d’une faculté indépendante et sûre d’elle-même ; n’attendez pas non plus de lui qu’il sache écouter une conversation ou lire un livre, tirer parti d’une