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sans cesse la pensée à l’état de rêve, dans la fréquente interruption du récit par des contes ou des légendes populaires, dans la douceur rythmée de l’accent, qui donne à tout le livre l’apparence comme d’un long poème qu’on entendrait chanter. Qu’il nous décrive les champs, les dunes, les villages de son cher Schleswig, qu’il nous raconte les mille petits événemens de la vie rustique, ou qu’il nous fasse assister au développement moral et intellectuel de son héros, l’auteur s’efforce toujours de créer en nous une émotion spéciale, plutôt que de nous laisser une image dans les yeux, ou encore, dans l’esprit, une pensée précise. Procédant à la manière d’un musicien, de tous les sujets il cherche à dégager ce que les Allemands appellent Stimmung, une impression, un caractère d’ensemble, un « effet » musical. Et lorsque les sujets qu’il traite se trouvent déjà contenir en soi un élément profond d’émotion humaine, — dans les scènes d’amour, par exemple, ou les scènes de mort, — c’est alors comme si, à dessein, le ton de son récit devenait plus simple, plus sobre, pour nous mettre plus directement en présence des choses ; c’est comme s’il confiait à ses sujets mêmes le soin de chanter leur musique en nous. Voici, choisi au hasard entre vingt autres également pathétiques dans leur diversité, l’épisode de la mort de Lena Tarn, la jeune femme de Jœrn Uhl :


Le matin encore de sa délivrance, elle s’était occupée du déjeuner des garçons de ferme, et avait tenu à faire boire, elle-même, un veau qui venait de naître. Elle avait un amour particulier pour tous les nouveau-nés, et une adresse particulière à prendre soin d’eux. Puis, dans une hâte inquiète et avec des mains toutes tremblantes, elle avait mis sur le feu la soupe du dîner. Et elle était allée vers Wieten Klook, et lui avait dit : « Figurez-vous que le petit veau, tout à l’heure… » Elle avait essayé de rire, mais n’avait pas pu.

Alors Wieten Klook s’était levée et lui avait posé la main sur l’épaule : « Enfant imprudente ! » lui avait-elle dit. « Viens vite te coucher ! Le moment approche ! »


C’était un garçon, un enfant petit et délicat, mais solidement bâti. Et bien que, une fois de plus, se soient trouvés justifiés les mots : « Tu enfanteras dans la souffrance ! » et bien que Lena, à son extrême surprise, se sentît toute faible et toute lasse dans son lit, le lendemain matin, elle fredonnait déjà à l’enfant sa première berceuse. Et bien que Wieten l’ait avertie, et ait même exigé de Jœrn qu’il lui parlât raison, dès le sixième jour, elle se leva. Toute la journée elle s’occupa, seule, de l’enfant, et vint aussi à la cuisine, et alla chercher l’eau pour le bain du petit, et chanta doucement, et fut plus fière et plus heureuse qu’on ne l’avait jamais vue. Jœrn Uhl la laissa faire. Il s’enorgueillissait d’avoir une femme aussi forte. Jœrn Uhl était encore trop hune et trop sot.