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Puis la fièvre se déchaîna de nouveau dans tout son corps, et la malheureuse lutta contre elle jusqu’à la nuit : ce fut la fin de ses forces. Quand le médecin revint, il prit Jœrn Uhl à part, et lui dit qu’il n’y avait plus d’espoir. « S’il y a encore quelque disposition à prendre… »

Jcern Uhl revint auprès du lit, où il se tenait debout depuis seize heures. Oui, il y avait encore « une disposition à prendre ! » Il se pencha à l’oreille de Lena, et, en mots tremblans, il lui dit combien il l’avait aimée. Et elle fit effort pour le regarder, tout heureuse d’avoir vu aussi clair dans son âme, pour la première fois. Mais ses paupières étaient déjà trop lourdes…

Quand on apprit, dans le village, que Lena Tarn était morte en couches, il y eut un grand remuement de femmes, de maison en maison, sous tous les tilleuls, et un grand deuil se lit et une grande tristesse. Pas une maison, dans toute la paroisse de Sankt Mariendonn, où la fenêtre à droite de l’entrée ne fût recouverte d’un linge blanc. même le vieux Jochen Rinkmann, qui cependant se plaisait à faire toujours le contraire de ce que faisaient les autres, lui-même prit son tablier bleu de menuisier, — car il n’avait rien de mieux sous la main, — et il en boucha la fenêtre de son petit atelier, et, toute la journée, il travailla dans l’obscurité. Et cependant il savait que ce n’était pas lui qui aurait à faire le cercueil.


Tel est ce roman, dont on peut bien dire qu’il a été, en Allemagne, le grand événement littéraire de l’année. Imité de Dickens, il n’en est pas moins une œuvre personnelle : vigoureuse, émouvante, et la mieux faite du monde pour être goûtée dans la patrie de l’auteur. Et son succès nous prouve, une fois encore, combien, sous les dehors cosmopolites de notre civilisation d’à présent, les conceptions et les sentimens artistiques restent différens, d’un pays à l’autre. Jœrn Uhl vient prendre sa place à côté des œuvres de Gottfried Keller et de Fritz Reuter, de Storm et de Raabe, de Fontane et de Louise de François, à côté de tous ces romans dont aucune traduction ne pourra même jamais nous donner une idée, mais que, depuis un demi-siècle, en Allemagne, les critiques ne se fatiguent point de célébrer, ni le public de lire et d’aimer.


T. DE WYZEWA.