Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/488

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


I

Renan, en recevant M. de Lesseps à l’Académie française, lui disait : « Vous avez horreur de la rhétorique, et vous avez bien raison, c’est, avec la politique, la seule erreur des Grecs. Après avoir fait des chefs-d’œuvre, ils crurent pouvoir donner des règles pour en faire : erreur profonde ! Il n’y a pas d’art de parler, pas plus qu’il n’y a d’art d’écrire. Bien parler, c’est penser tout haut. Le succès oratoire et littéraire n’a jamais qu’une cause, l’absolue sincérité. »

Renan se trompe : il y a un art de parler et il y a un art d’écrire. Sans doute, qu’on parle ou qu’on écrive, il faut être sincère ; on ne doit jamais dire que ce qu’on pense, mais le penser et le dire ne sont pas la même chose. L’expérience prouve, au contraire, qu’il est très rare qu’on arrive du premier coup à exprimer exactement ce qu’on pense, comme on le pense et comme on le sent. Tantôt la parole est trop faible pour rendre la pensée, et tantôt elle la dépasse dans l’effort qu’elle fait pour l’atteindre. Il est sûr que la sincérité, la conviction, servent beaucoup celui qui parle, mais elles ne lui suffisent pas. S’il ne s’agissait que d’être convaincu qu’on a raison pour faire partager son opinion aux autres, les plaideurs n’auraient pas besoin de se munir d’un avocat ; ils plaideraient leur cause mieux que personne. On a tant abusé de la rhétorique qu’il est naturel qu’on s’en défie, mais elle n’est pas condamnée à être nécessairement un art de mensonge. Il y a aussi un art de dire la vérité qui la rend plus persuasive, et cet art s’enseigne comme tous les autres.

Les Grecs le savaient bien, et c’est pour cela qu’ils inventèrent la rhétorique. Comment elle naquit chez eux, à quelle époque, sous quelle forme et le caractère qu’elle y a pris dès l’origine, c’est une étude très curieuse et qui peut aider à nous les faire bien connaître ; mais je n’ai pas à m’en occuper ici[1]. Je me bornerai à parler de Rome. A Rome, ainsi que dans toutes les cités libres, la parole avait une grande importance. Ce n’était pas, au moins dans les premiers temps, un divertissement de lettré ; on ne parlait pas pour parler, on parlait pour agir

  1. On peut consulter à ce sujet l’excellente Histoire de la Littérature grecque de MM. Alfred et Maurice Croiset.