compromettre malgré lui cet homme hésitant, le jeter dans une entreprise où il devrait lutter, le contraindre à combattre en se défendant soi-même… « Ah ! si Moreau voulait ! » Eh bien, il fallait l’obliger à vouloir.
Soudain, une grosse nouvelle mit en émoi la 82e : le chef Pinoteau venait de partir brusquement pour Paris. Il était allé, disait-on, exposer à Bonaparte la détresse de sa demi-brigade ; on attendit son retour avec inquiétude… Son absence fut de courte durée ; vers le milieu de floréal, il reprenait son service à la caserne de Saint-Cyr. Ses officiers l’interrogèrent : « Avait-il parlé au Consul ?… Serait-on déporté ?… Toucherait-on au moins l’arriéré de la solde ?… » Lui se montrait furieux, et mâchonnait de rageuses réponses : « Non, il n’avait pu voir le Consul : ce cadet-là se garait soigneusement des visites importunes !… Ah, vous réclamez l’arriéré de vos soldes ? Vous ne l’obtiendrez pas. Vingt fois, je me suis présenté dans les bureaux de la Guerre : on m’a toujours renvoyé aux calendes grecques ! Du reste, avec quel argent vous payerait-on ? Le Trésor est à sec ; on y vole et on y pille ; à bientôt la banqueroute ! » Puis, faisant le mystérieux, l’important, l’homme qui détient de redoutables secrets : « Mais patience ! Tout cela ne peut continuer bien longtemps. De graves événemens se préparent. Une révolution est dans l’air. Avant la fin de l’année, leur gouvernement doit être anéanti !… » Qui donc avait ainsi transformé en « anarchiste » militant ce timide et platonique républicain, en loup enragé ce chien trop débonnaire ?… On savait qu’à Paris Pinoteau avait fréquenté Bernadotte ; on connaissait aussi ses relations avec Moreau : on commenta l’énigme de ses paroles ; chacun les amplifia-Alors l’agitation s’accrut dans la demi-brigade ; les propos insulteurs se chargèrent de menaces : « Il fallait en finir avec le Corse !… Moreau se décidait à tirer le sabre !… »
C’était l’instant où les courriers des ministres apportaient à Rennes la question posée au peuple français :
« Napoléon Bonaparte sera-t-il consul à vie ? »
GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.