Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/932

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Diderot, de la plus significative, de celle dont on a coutume de se servir pour caractériser l’homme et l’écrivain, dessiner sa physionomie, marquer sa place parmi les penseurs de son temps et déterminer la part qui lui revient dans le mouvement des idées. Pour peu qu’on y regarde de près, on verra les questions se presser et l’on s’apercevra combien de points obscurs, intéressant à la fois l’œuvre et la vie du philosophe, ont échappé jusqu’ici à la diligence de ses éditeurs et à la clairvoyance de ses biographes.

Tout ici est singulier. On sait qu’au moment de la mort de Diderot, la majeure partie de son œuvre était inédite. Les contemporains de cet homme bruyant, parlant, agissant n’ont rien connu de ce qu’il avait écrit de plus hardi, de plus profond et de plus cynique. Ils n’ont connu ni la Religieuse, exhumée en 1796 par le libraire Buisson, qui la publie sans dire d’où elle lui vient, ni Jacques le Fataliste, offert par le prince Henri de Prusse à l’Institut de France, ni les Salons, ni le Supplément au voyage de Bougainville, insérés par Naigeon dans son édition de 1798, ni le Neveu de Rameau publié en 1821, ni le Paradoxe, ni la Promenade du Sceptique, ni le Rêve de d’Alembert, ni la Correspondance, ni le Plan d’une Université, ni d’autres opuscules, qui, de 1830 à 1877, sortaient peu à peu de leurs cachettes. Il y a deux ans, M. Maurice Tourneux nous donnait encore le texte d’Observations inédites rédigées par le philosophe pour Catherine II. Ces publications successives ont eu pour effet de ramener sans cesse l’attention sur Diderot, de renouveler à mesure l’étude de son œuvre, de raviver l’éclat d’une figure qui chaque fois paraissait plus originale et plus curieuse. Toutefois, il est difficile de nier qu’en nous réservant la primeur de son œuvre, Diderot n’en ait diminué la portée. En effet une œuvre n’existe pas seulement par elle-même, elle existe en outre par rapport au milieu où elle se produit. Sa valeur est faite pour une certaine part de l’action qu’elle exerce et de la réaction qu’elle provoque. Combien l’Encyclopédie n’emprunte-t-elle pas de son intérêt aux circonstances dont sa publication fut entourée ? Et comment dans l’idée que nous nous faisons du Discours de l’inégalité des conditions ou de l’Emile ne pas faire entrer le souvenir de l’ébranlement qu’a produit leur apparition ? C’est ce rayonnement qui manque aux écrits de Diderot. Il leur manque d’avoir baigné dans l’atmosphère d’une époque. Ils n’ont pas eu cette espèce d’achèvement que donne à une œuvre la collaboration du public. Le principe de vie qui était en eux ne s’est pas développé et complété en concourant à la vie d’une société. Lacune d’autant plus frappante, quand il s’agit d’œuvres qui