c’est pour se satisfaire, sans contrainte, et sans avoir à tenir compte ni du goût régnant, ni d’aucune espèce de goût. Comme d’autres cultivent leur jardin, plantent leurs choux, et deviennent maires de leur commune et marguilliers de leur paroisse, Diderot s’est arrangé une vieillesse épicurienne de bourgeois retiré.
Nous ne nous dissimulons guère l’insuffisance d’une pareille hypothèse, et nous voyons bien tout ce qu’elle laisse d’inexpliqué. Si nous la hasardons, ce n’est, à vrai dire, que pour poser le problème et en provoquer la solution. L’emploi des vingt dernières années de Diderot est pour nous une sorte d’énigme ; le premier moyen, pour la débrouiller, sera sans doute de discuter le degré d’authenticité des écrits posthumes du philosophe, le second sera de fixer exactement la date de leur composition ou de leur révision, ce qui, dans l’état où ils nous sont présentés aujourd’hui, est encore impossible, et d’établir dans quelle mesure il les avait préparés pour la publication. Pour quelles raisons le chef de l’entreprise encyclopédique s’est-il soudainement retiré de la lutte ? D’où lui est venu ce subit dégoût ou mépris de la publicité ? À partir de quelle époque a-t-il cessé d’écrire ? A-t-il jugé ses écrits incendiaires, et ne s’est-il pas soucié de rallumer la guerre, au moment où régnait une espèce de trêve entre les philosophes et le pouvoir ? Des scrupules, — bien peu vraisemblables, — lui sont-ils venus sur leur immoralité, et puisqu’il regrettait, paraît-il, la publication des Bijoux indiscrets, a-t-il hésité à en publier de nouveaux, sans pouvoir d’ailleurs s’empêcher d’en écrire ? Les jugeait-il trop imparfaits, et quelle est dans leur décousu la part qui revient à des interpolations maladroites ? Quelle a été sur lui l’influence de Grimm, de d’Holbach, de Naigeon et surtout de Mlle Volland ? Ce sont, à l’heure qu’il est, autant de points d’interrogation, et il est étrange qu’on ait à les poser au sujet d’un des écrivains dont on s’est le plus occupé pendant tout le XIXe siècle et d’un homme qui faisait état de vivre fenêtres et portes ouvertes. Mais, pour surprenante qu’elle soit, la conclusion à laquelle on est bien obligé d’aboutir, c’est que Diderot, s’il attend encore un éditeur, attend pareillement un biographe.