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gence lui paraissaient misérables. Dès avant 1870, pendant qu’étudians et professeurs considéraient Nietzsche comme le plus brillant espoir de la philologie allemande, Rohde avait pressenti que ce soi-disant philologue était par-dessus tout un poète. Et lorsque, vingt ans plus tard, ses collègues s’indignaient de ce que leur semblaient avoir de scandaleux les nouveaux écrits du « renégat de la philologie, » Rohde leur répondait encore en invoquant les droits du poète. « Depuis longtemps, écrivait-il, j’ai eu l’impression que Nietzsche souffre positivement d’un trop-plein de poésie, qu’il ne parvient pas à épancher dans une œuvre définitive, et qui, s’agitant au-dedans de lui, est pour lui une cause incessante de fièvre et d’inquiétude. »

Son admiration et son respect allaient si loin que lorsque Nietzsche, en 1872, fit paraître sa Naissance de la Tragédie, où il ne pouvait manquer de reconnaître bon nombre d’idées qui venaient de lui, il prit ouvertement la défense de son ami, et, au risque de compromettre sa carrière universitaire, fit paraître un pamphlet qui reste peut-être, aujourd’hui encore, ce que l’on a écrit de plus juste sur le véritable caractère de ce livre fameux. Mais Nietzsche, malgré l’exagération maladive de son amour-propre, a toujours clairement senti que ce pamphlet n’était encore que le moindre des services qu’il avait reçus d’Erwin Rohde. Toujours, jusque dans ses inventions les plus audacieuses, jusque dans sa morale des maîtres et dans son retour éternel, il retrouvait des traces d’entretiens qu’il avait eus jadis avec son ami : et d’autant plus souffrait de voir que celui-ci se refusait à approuver ces inventions, sous la forme trop fantaisiste dont il les avait revêtues. Un lien le rattachait à Rohde, que n’avaient pu rompre ni les années, ni l’éloignement, ni la brouille inévitable qui avait fini par se produire entre eux. Et quand, au mois de janvier 1889, le malheureux s’imagina être devenu le dieu Dionysos, son premier soin fut d’écrire à son condisciple pour l’informer qu’il l’admettait avec lui au rang des dieux.


Les deux amis s’étaient connus en 1867 à Leipzig, où tous deux suivaient les cours du célèbre philologue Ritschl. Nietzsche était l’aîné, de plus d’un an. Mais son âme de poète, infiniment mobile, capricieuse, enthousiaste, n’avait pas la maturité de l’âme, plus tranquille et plus prosaïque, de Rohde. Durant toute la longue période de leur intimité, d’ailleurs, ce fut toujours ce dernier qui eut le rôle du confident, du guide, du frère aîné. D’une nature réservée et un peu dédaigneuse, ses camarades, ses collègues plus tard, lui reprochaient volontiers d’être un « aristocrate, » — il était déjà à vingt-deux ans, tel à peu