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mais qui peut consentir, à vingt-sept ans, à se détacher de tout le passé ? Comment aimer comme on aimait ? Comment avoir des sentimens qui valent des souvenirs ? Vous avez un tel charme dans la manière de vous intéresser, que je vous accable de moi. Cet été serait encore bien doux si je le passais avec vous et eux. »


Ces lettres de Mme de Staël témoignent de tout l’attrait que dans sa jeunesse lui savait inspirer M. de Talleyrand, qui depuis… L’été de 1794, au moins, ne trompa pas l’attente de Mme de Staël, qui l’espérait heureux et doux. Il lui apporta en juillet la nouvelle des événemens du 9 thermidor, et au mois de septembre, la rencontre de Benjamin Constant, « dont M. Suard vous a peut-être parlé comme d’un homme de beaucoup d’esprit, » écrivait-elle peu après à Meister.

En continuant à feuilleter cette correspondance, qui sera bientôt intégralement publiée, nous l’espérons, on y pourrait glaner bien des détails intéressans sur la vie de Mme de Staël et ses sentimens au temps du Directoire, sur ses premiers ouvrages, sur la composition du roman de Delphine : Meister fut appelé à fournir des renseignemens géographiques et autres sur l’abbaye du Paradis près de Schaffhouse, refuge de l’héroïne du roman, et sur les villes du voisinage, pour que Delphine pût y aller et en revenir avec quelque vraisemblance.

La politique et la guerre ont aussi leur place dans ces lettres. Nous avons vu que Mme de Staël avait pour la Révolution un faible, que Meister ne partageait point du tout. Ce fut l’inverse, quand Bonaparte parut sur la scène du monde. Bien vite, Meister se déclara pour lui. Quant au Premier Consul, quoique jamais il n’ait vu le littérateur zurichois, ce lui fut assez de jeter un coup d’œil sur ses écrits : pour ce meneur d’hommes, Meister fut aussitôt classé dans son esprit comme un pion, qu’il se réserva de faire avancer sur l’échiquier, au moment utile.

Meister ne semblait point préparé à jouer un rôle politique, et pourtant il s’en acquitta fort bien. Les malheurs de son pays avaient éveillé en lui le sentiment patriotique ; son désintéressement, son tact d’homme du monde, suppléèrent à l’expérience qui lui manquait.

La Suisse, envahie par les armées de la République française, avait été mise sens dessus dessous. Sur les collines qui entourent Zurich, de sanglans combats s’étaient livrés. Cette contrée