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l’âme secrète des personnages qu’il met en scène, et d’expliquer le mystère de certains drames par la psychologie de leurs acteurs. Pareil au romancier, il doit posséder la divination des consciences, et savoir qu’en sa réalité la vie est toujours le plus romanesque des romans.

Le citoyen Marie-Augustin Rapatel avait, en 1802, vingt-sept ans. C’était un aimable garçon, doué d’esprit naturel, instruit et bien élevé, d’assez jolie tournure, et portant avec élégance le dolman vert de chasseur à cheval. Il était né, disait-on, sous une heureuse planète : peu de campagnes, aucune blessure, et capitaine depuis trois ans ! Ses états de service, fort honorables sans doute, n’annonçaient rien encore de magnifique. Brigadier en 1792, officier seulement en 1796, il était demeuré infirmier d’hôpital, tandis que les camarades jouaient du sabre dans les polders de la Batavie. Au reste, un jouvenceau, à cette époque, presque un enfant, et la surprise est grande, lorsqu’on examine son dossier, d’y voir titrer de « chirurgien-adjoint » un béjaune de dix-sept ans. Etranges esculapes, en vérité, les médecins militaires des armées de 93 !… Embarqué, plus tard, pour l’expédition d’Irlande, le carabin devenu lieutenant avait eu le malheur d’être capturé par l’Anglais. Mais la perfide Albion l’ayant, dans un échange, restitué à la République, la « chance » avait de nouveau souri à Rapatel ; en l’an VIII, le général Simon le choisissait pour capitaine aide de camp. « Je connais, citoyen, votre civisme et vos talens : je les apprécie. » Estime assurément glorieuse, qui pourtant avait dépité les envieux : tant d’officiers croyaient avoir mieux mérité de la patrie ! Mais Simon s’était moqué de ces malveillances : — trop heureux d’avoir à sa table un jeune homme que protégeait Moreau !

Toujours secourable aux Bretons, Moreau était une providence pour les Rapatel : il les traitait en chers compatriotes, en bons amis, presque en parens. Lorsque, en mai 1799, le général, alors dans Le Piémont, avait dû procéder au partage de sa fortune familiale, — « 811 fr. 80 de rente, chiffre de sa propre lotie, » — un Rapatel l’avait représenté à Morlaix. Un autre Rapatel, l’adjudant-commandant François-Marie, avait longtemps servi dans son état-major, et c’était encore un Rapatel, le chef d’escadron Jean-Baptiste, qu’il désirait avoir pour aide de camp. Mais le peu conciliant Bonaparte venait d’expédier Jean-Baptiste à Saint-Domingue… La famille de ces officiers était fort estimée,