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d’autres pièges pour attraper les belles, et c’est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui, et si je te disais le nom de toutes celles qu’il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir[1]. » Voilà la matière ou le thème du fameux air de Leporello : Madamina, il catalogo è questo. Mais ce thème un peu court, cette matière un peu sèche, la musique pouvait tout et a tout fait pour le varier et l’élargir.

Pour l’élargir d’abord. La première phrase est admirable d’ampleur. Dès qu’elle débute, ou qu’elle « part, » c’est pour longtemps qu’on la sent partie. Elle ne comprend pas moins de quinze mesures à quatre temps ; avec deux croches (à l’orchestre) pour chaque temps. Ainsi la mélodie est, par la durée, d’un comique abondant et pour ainsi dire grandiose ; par la multiplicité des valeurs brèves, elle est d’un comique léger. Voici que Leporello déroule sa liste d’amour. Cette musique vraiment abonde en images sonores. Elle arrive à donner l’impression du nombre ou plutôt de l’innombrable. Les thèmes ironiques et gouailleurs surgissent en foule. Un essaim de rivales accourt, assiège la pauvre Elvire. Il en vient de partout et de tous les coins de l’orchestre ; les unes montant et les autres descendant, elles se croisent, comme les gammes. Avec une impitoyable ironie, la mélodie les énumère. Elle énonce gaîment les chiffres, jusqu’à ce « redoutable bataillon de l’armée d’Espagne, » à ce mille e tre, pour lequel elle garde naturellement son éclat suprême et comme son dernier coup.

Après la quantité, c’est la qualité que décrit la musique ; c’est la condition après la patrie. Et le pêle-mêle féminin recommence :

V’han fra queste contadine
Cameriere, cittadine,
V’han contesse, baronesse,
Marchesine, principesse.

Les vers ont de la vivacité sans doute. Il leur manque ce que la musique seule peut donner : ce mouvement continu que l’orchestre entretient pendant les silences de la voix ; et surtout cette ascension progressive, cette superposition des périodes sonores, ouvrant tour à tour des espaces ou des perspectives

  1. Molière, Don Juan.