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retraite du modeste châtel. Entichée, elle aussi, de littératures romantiques, émue comme son mari en écoutant tinter l’Angélus du soir, elle aimait la verte monotonie de ces pelouses, les profondeurs et les frissons de ces futaies, toutes ces mélancolies silencieuses qui s’étageaient sur les coteaux et se perdaient à l’horizon du ciel : — c’était une âme sensible et un cœur à la mode. Un peu de bruit, toutefois, lui rendait plus charmante l’oisiveté de ses rêvasseries, et elle s’ingéniait à peupler sa chère solitude. En mai 1802, la Cour consulaire était à peine formée ; les dames du Palais n’existaient pas ; aucune citoyenne Rémusat-Vergennes n’était encore là pour observer, écouter et satisfaire plus tard ses rancunes féminines ; le deuxième étage du vaste cottage appartenait donc aux invités de la « consulesse. » Sa fille Hortense, depuis six mois l’épouse du chef de brigade Louis Bonaparte, y logeait, en ce moment. L’aimable blondinette se trouvait déjà en état de grossesse apparente, très lasse, fort triste, car les absurdes frasques et la honteuse santé de son mari la chagrinaient. Aussi, pour la distraire, sa cousine germaine, Emilie, — Mme Beauharnais-Chamans-Lavalette, — l’était venue rejoindre. Les deux jeunes femmes étaient alors inséparables, et, l’année précédente, leurs exubérantes folies avaient quelque peu déridé la toujours grogneuse Mme Letizia. Mais, à la Malmaison, Hortense avait trouvé un visage plus morose encore que le sien, celui de Joséphine sa mère.

Jamais la fantasque créature ne s’était montrée moins maîtresse de ses nerfs, plus prodigue de larmes courroucées, ou de propos extravagans. La grave et délicate affaire du Consulat à vie, l’enthousiasme des courtisans, les critiques de quelques censeurs, affolaient sa futile cervelle, épouvantaient son âme timorée. Elle redoutait pour son mari les coups de poignard du jacobin, les machines infernales du royaliste ; mais surtout, personnelle et dolente, elle s’apitoyait sur elle-même. Agée bientôt de quarante ans, quoiqu’elle trichât largement sur ce chiffre, la « petite créole » se disait que Napoléon, « empereur des Gaules, » répudierait tôt ou tard une compagne vieillissante, fille de planteur et non lignée royale, ventre à présent stérile, et qu’en vain Corvisart droguait chaque mois. Le divorce et le remariage de Bonaparte lui apparaissaient menaçans ; on en parlait partout, en France et en Espagne ; on nommait la princesse, l’infante destinée à la couche impériale : les jours mauvais s’étaient levés,