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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/322

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fête l’aurore des temps nouveaux, l’employé du bureau postal lui remit, avec des égards inaccoutumés, un amas volumineux de lettres, de mandats et de paquets, ajoutant ce seul mot tout ensemble ironique et admiratif : « Tout cela pour le phénomène poétique Naturdichter styrien. » C’était, outre le feuilleton bienveillant de Svoboda, des livres, des encouragemens par lettres, de petits envois d’argent. Et déjà, les gens de Krieglach se mettaient à l’unisson de ces dispositions admiratives. Pour la première fois de sa vie, Pierre allait s’entendre dire « vous » par une voix humaine, et même « Monsieur Rosegger. » En revanche, le compliment de sa mère prit cette forme prudente : « Toi, garçon, fais attention qu’ils ne te rendent pas fou ? »

Peu de jours après, arrivait une proposition pratique en vue d’orienter l’avenir du jeune homme vers les carrières libérales. Un libraire de Laybach offrait de le prendre à titre de commis dans son magasin, promettant de lui laisser la plus grande liberté pour compléter son instruction. Un suprême combat se livra dans l’âme de l’ambitieux villageois. Certes la vie qu’il menait ne convenait guère à ses aspirations, et il avait écrit au directeur de la Tagespost : « Il y a des heures où je me sens très malheureux. J’évite les réunions, la danse, le tir. Les cartes n’ont aucun attrait pour moi. Nul ne me comprend. Mes bons momens sont dans la solitude, avec mon cher calendrier populaire autrichien de Vogl, dont je possède toutes les années. » Pourtant, cette vie était supportable en somme, assurée, non sans joies, si nous en croyons ses confidences ultérieures, et comme il arrive en pareil cas, les côtés favorables en revenaient de préférence à la mémoire, à l’heure d’y renoncer pour toujours. L’hésitation fut si forte, que, par sa rude franchise, maître Natz faillit retenir à ses côtés son médiocre ouvrier, puis, par une impulsion de son bon cœur le poussa définitivement, au contraire, dans la voie où le bonheur semblait lui sourire. En effet, de même qu’au jour où le vieil artisan avait si mal reçu Marie Rosegger, pour accepter aussitôt avec une franche cordialité son chétif rejeton, ce dernier trouva d’abord une attitude sévère chez le tailleur, devant l’aveu de ses projets. Son patron lui reprocha son ingratitude. Eh quoi ? l’abandonner ainsi quand il allait enfin se voir récompenser de ses soins par l’assistance utile de son disciple mieux instruit ? Et déjà, pétrifié, le pauvre Pierre murmurait à voix basse : « Décidément, je reste, » lorsque Natz