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— Toute une demi-douzaine… Mais ils n’étaient pas destinés au capitaine.

— A qui donc, alors ?

— A son frère aîné, François Rapatel, l’adjudant du général Moreau.

Moreau !… Ce nom, jeté si brusquement dans le dialogue, parut à l’aigrefin Bertrand toute une révélation ; c’était aussi un coup de fortune. Sans même comprendre la gravité de son mensonge, Mlle *** offrait à Bonaparte une arme désirée : on allait pouvoir compromettre Moreau… Oui certes, fort importante « déclaration ! » — Et le pourvoyeur du Dépôt en rédigea le rapide sommaire. Il devinait sans peine que la révélatrice n’avait point dit la vérité : plus tard, demain, on saurait mieux provoquer sa franchise ; mais pour l’instant, ces premiers aveux suffisaient… D’ailleurs, le citoyen de la rue de Jérusalem avait son idée… Avec sa belle histoire de beurre et de pamphlets, la délatrice venait d’indiquer aux malins de la préfecture un bon tour de gibecière. Ces messieurs pouvaient enfin prendre en défaut la police de Fouché, la convaincre d’incurie, et lui donner la tablature. Quelle aubaine pour eux, dans leur conflit incessant de haines et de cautèles, de fourberies et de trahisons !…

Au surplus, une affaire aussi délicate devait être soumise à Dubois en personne : lui seul prendrait une décision. Bertrand enjoignit donc à Mlle *** de se tenir aux ordres du préfet de police : elle serait « invitée » bientôt à renouveler ses dires ; puis, doux, simple, bonasse, l’homme aux poucettes congédia la visiteuse… Inconsciente et rassurée, la faiseuse de contes le quitta, satisfaite : elle s’imaginait avoir préservé son amant.

Quelques instans plus tard, Dubois rentrait dans son hôtel.


GILBERT AUGUSTIN-THIERRY.