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« révolutionnaires nantis. » A côté d’eux un certain nombre de philosophes et de savans de l’Institut. « C’étaient pour la plupart des hommes d’aspect grave, de mœurs douces et d’esprit orgueilleux. Parce qu’ils étaient pour l’époque très savans dans leur partie, ils se croyaient appelés à régenter l’esprit public. Laissant au pouvoir proprement dit les attentats contre les personnes, les laides violences devant lesquelles ils s’inclinaient toujours, ils s’étaient réservé une autre tâche, et prétendaient façonner l’âme française conformément à leur haut et froid idéal. » Ces parlementaires, ces politiciens, ces idéologues, voilà de qui se composera le parti brumairien. Il s’agit pour eux non de sauver les institutions, mais de sauver le personnel.

L’idée est dans l’air. Comment va-t-elle prendre corps ? C’est une loi de la nature, qu’elle ne procède jamais par innovations brusques. Elle tâtonne. Elle s’essaie à une série d’ébauches. De même en est-il dans l’art, dans les sciences où il est rare que les grandes découvertes soient l’œuvre de ceux qui s’en sont les premiers avisés, et de même encore dans la politique. Pour que le coup d’État de Bonaparte réussît, il était indispensable qu’il eût été d’abord tenté et manqué par d’autres. C’est ce qui arriva. L’entreprise a été une première fois réglée dans le plus grand détail : mêmes moyens, même mise en scène ; rien n’y manquera sauf la réalisation effective. Sieyès avait fortement combiné le projet. Comme le remarque M. Vandal, on a tort de ne voir en Sieyès que l’esprit chimérique, l’abstracteur de quintessence, le constructeur de systèmes compliqués et inapplicables. C’est méconnaître les qualités pratiques dont il fit preuve dans toute cette affaire. Comprenant la nécessité de se faire protéger par un général, il s’était adressé au jeune Joubert. Qu’il s’en allât sur les champs d’Italie faire ample et rapide moisson de gloire et qu’il revint en sauveur ! On avait tout prévu, excepté que Joubert pouvait être tué. A la nouvelle de sa mort à Novi, il y eut un instant d’affolement. A qui s’adresserait-on ? Qui prendre ? Moreau, Macdonald ou Beurnonville ? On délibérait encore ; déjà Bonaparte avait débarqué à Fréjus.

Entre le projet de Sieyès et ceux qui hantaient l’esprit de Bonaparte, il y a rencontre. C’est encore une des lois de la création géniale qu’elle soit le résultat d’une collaboration et c’est ce qu’on exprime en disant que l’homme de génie n’est pas isolé dans son temps. Sans doute, Bonaparte n’a attendu le conseil de personne pour songer à se rendre maître de l’État. Mais le rêve ambitieux est encore indécis et flottant. Il va se concréter et se préciser au contact du projet de Sieyès ;