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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/471

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reçu les comptes de mon Cantique de Noël. Figurez-vous que les six premières éditions n’ont rapporté que 230 livres, et que les quatre suivantes m’en rapporteront à peine autant ! Et moi qui, de toute mon âme, m’étais attendu à un millier de livres ! » Plus tard, en revanche, il se félicite d’avoir écrit la Petite Dorrit. « Mon roman l’emporte même sur Bleak House. Le départ (de la vente) est magnifique, et j’en suis fou de joie. Savez-vous qu’on a vendu 3 500 exemplaires de la seconde livraison le jour du nouvel an ? » C’est en ces termes qu’il parle de tous ses livres : le chiffre de leur tirage semble être la seule chose qui l’intéresse en eux.


Tel est le Dickens que nous montrent Forster et M. George Gissing. Ils nous apprennent, en outre, que son auteur favori, dans la littérature française, était Paul de Kock, qu’il était d’une humeur souvent détestable, et que « jamais il n’a possédé une cité intérieure, pour le consoler et pour l’abriter des souffrances qui lui venaient du dehors. » Voilà l’image qu’ils prétendent nous offrir du créateur de la petite Nell, de Dora Copperfield, et du petit Dombey !

La découverte est si imprévue qu’on en reste d’abord tout déconcerté. Mais bientôt l’on se dit que, si réellement Dickens a été cet acteur manqué, ce grossier parvenu, ce gagneur d’argent, ses amis auraient peut-être mieux fait de garder pour eux ce qu’ils savaient de lui. Et, une fois de plus, on se trouve amené à déplorer des mœurs littéraires qui non seulement excusent, mais qui même autorisent et commandent des révélations aussi absolument inutiles que celles-là. Car, à ceux qui n’aiment pas les romans de Dickens, peu leur importe de connaître l’homme qu’il a été ; et, pour ceux qui les aiment, j’affirme qu’il n’y en a pas un seul qui ne se résignerait volontiers à tout ignorer de la vie du poète, plutôt que d’avoir à apprendre qu’il a ridiculisé son père et sa mère, que la littérature lui est toujours apparue surtout comme une mine de gros sous, et que, tandis que son œuvre offrait à des milliers d’âmes une « cité intérieure, » un sûr et fidèle abri des « souffrances du dehors, » lui-même a toujours été privé d’un abri de ce genre. Ah ! quand donc se déshabituera-t-on de salir la mémoire des grands hommes, sous prétexte de nous initier à leur vie intime !

Ainsi l’on songe tristement, en face du livre de M. Gissing. Et l’on éprouve tout à coup une nouvelle surprise lorsque, dans l’épilogue du livre, on lit que, de l’avis unanime de tous les amis de Dickens, celui-ci était un homme d’une bonté merveilleuse, tendre, charitable, désintéressé, toujours prêt à répandre en bienfaits l’argent qu’il