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d’insignifians propos, puis le chef de division se retira discrètement : il laissait, seul à seul, les deux amis.

Que se passa-t-il en ce tête-à-tête ? Simon prononça-t-il le nom de Bernadotte ? Continua-t-il plutôt à déclarer qu’il était seul coupable ? Aucun document ne nous renseigne à cet égard. Un fait, cependant, apparaît bien certain : le ministre engagea vivement le général à ne compromettre personne. Il lui démontra qu’avec un personnage aussi méfiant que Bonaparte, l’apparence d’une simple « incartade » était moins dangereuse que l’aveu d’un complot : le rancunier Consul pardonnerait plus facilement une sottise impuissante qu’un périlleux attentat contre son pouvoir. Simon devait donc, devant le magistrat instructeur, calculer ses paroles et s’en montrer avare ; même il ferait bien d’écrire à celui qu’il avait outragé, d’invoquer pour excuse le délire de la fièvre, et d’implorer sa clémence. L’ami écouta le conseil de l’ami, et fut convaincu… Ce jour-là, de sa voix aphone, insinuante et très douce, l’homme à la pâle figure, aux lèvres pincées, aux yeux injectés de sang, enjôla, comme à l’ordinaire. Il marmonna, bénin, câlin, félin. « Ce cher Simon, ce pauvre général ! Il allait traverser le Temple, mais sans y séjourner. On saurait adoucir pour lui toutes les rigueurs des règlemens. Je désire, mon bon ami, vous traiter comme un frère… » Comme un frère ! Et le crédule franc-maçon se sentit rassuré… Mais il n’est si cordial entretien qui ne doive finir, si tendre compagnon dont il ne faille se séparer ! Le cœur navré de tristesse, Fouché ordonna donc qu’on emmenât ce « frère » à la maison du Temple. Quelques heures plus tard, le concierge Fauconnier, un citoyen réjoui et bon vivant, dressait l’écrou du nommé Edouard-François Simon, accusé de manœuvres contre la sûreté de l’Etat[1].


La geôle où Fauconnier fit conduire le nouvel arrivant était bien l’une des plus tristes morgues de cette dolente cité du Temple. Tout formait, d’ailleurs, un surprenant contraste dans cette maison dite de Justice. Ici, des chambres spacieuses où le pensionnaire privilégié, — un « mouton, » d’habitude, — recevait des visites, tenait des assemblées, offrait dîners et collations ; là, au contraire, de vermineux taudis, pratiqués au ras du sol ou perchés vers le ciel, et que, seul, franchissait un

  1. Cette expression : comme un frère, est si bizarre qu’on serait tenté de croire qu’en 1802, Fouché se trouvait affilié lui-même à la franc-maçonnerie.