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parti des officiers ne prît la haute main et ne fît des témérités. Or, vivra-t-il l’année prochaine ? J’ai trouvé les Anglais fort émus. Tous disent qu’ils ignorent combien la loi de réforme ajoutera d’électeurs, quelles seront leurs dispositions, si le libéralisme radical ou la dévotion anglicane auront la plus grande part aux élections. Tout le monde convient que c’est un leap in the dark. L’expédition d’Abyssinie était un saut du même genre et elle a réussi. Adieu, cher monsieur, je vous souhaite santé et prospérité. Je voudrais vous envoyer le dernier roman de Tourguenef. Avez-vous aux Affaires étrangères quelqu’un qui pourrait le mettre dans le sac où on vous envoie les secrets de l’État ?


Cannes, 29 novembre 1868.

Cher Monsieur,

Je vous remercie de votre aimable lettre. J’y aurais répondu plus tôt, mais je n’ai pas souvent le courage nécessaire pour écrire. Je suis beaucoup plus souffrant que je n’étais à Paris et d’humeur infiniment plus noire. On me dit que je suis guéri de l’asthme, et cela est possible, mais j’ai un catarrhe qui ne me quitte pas et qui vaut bien l’autre. Voilà deux mois que je mène une vie misérable et je ne vois aucune probabilité de guérison. Lorsque je me sens un peu mieux, je fais des projets pour aller en Égypte porter mes os et mourir en plein soleil, mais c’est comme le pays de Cocagne ; pour y arriver, il faut traverser cinquante lieues de moutarde.

Je vous plains de tout mon cœur d’aller dans un pays tropical où on parle portugais. J’ai pris, au contact des Espagnols, de grands préjugés contre les Portugais. On dit qu’à Rio de Janeiro est la plus belle vue du monde et qu’on y mange des hachis de singes délicieux. Tâchez de ne pas y rester trop longtemps. Je ne pourrais pas vous attendre beaucoup d’années, et je serais fâché de quitter ce monde sans vous avoir revu.

Pour tuer le temps, qui est beaucoup plus long ici qu’à Paris, et peut-être aussi par la tendance que les vieillards ont à redevenir enfans, je me suis mis à faire des nouvelles. J’aurais voulu vous en montrer une[1] dont le sujet est diablement scabreux. C’est une dame qui a été pendant quelque temps seule à

  1. Lokis, parue dans la Revue des Deux Mondes du 15 septembre 1869.