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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/641

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ne conservait aucun souvenir d’une jeunesse riante, aucun espoir en des jours meilleurs, était capable de sentir jusqu’au fond de l’âme le bienfait de la Rédemption. Et, ce soir-là, elle priait plus longtemps que de coutume, avec la conscience de faire, par ses Paters sans nombre, une joie véritable à l’Enfant-Dieu dans sa crèche. »

Les quelques sous qu’Aja gagnait au cours de l’année par les petits services rendus çà et là autour d’elle, elle les répandait en aumônes, gardant toutefois une petite somme pour le touchant usage que voici. Deux fois par an, elle s’en allait remplir ses devoirs religieux à la paroisse lointaine ; c’était pour l’aveugle un grand voyage qu’elle préparait longtemps d’avance : mais elle trouvait facilement un guide, car celui qui lui rendait ce service l’accompagnait aussitôt après l’office divin vers l’auberge du village, et là, se voyait servir, aux frais de la bonne femme, un repas copieux que nul riche paysan n’eût méprisé. « Ces heures d’auberge, où elle pouvait régaler quelqu’un de bon vin et de bonne viande, se tenir assise à son côté, et jouir par sympathie des joies du gourmet, ces heures-là semblaient les plus glorieuses de sa vie. »

Avoir rencontré tout enfant des âmes ainsi faites, c’est une empreinte qui demeure indélébile sur un caractère plastique et sensitif comme celui de Pierre Rosegger. Il ne pourra jamais accepter la conception matérialiste de la vie contemporaine, ni condamner comme arriérée une organisation sociale qui produisit sous ses yeux de tels fruits. Et ses lecteurs s’étonnent après lui devant ce contraste, d’une vie matérielle réduite à sa plus simple expression, telle que les moins exigeans parmi nos campagnards ne la supporteraient pas aujourd’hui, et d’une vie morale si singulièrement riche et féconde. On contemple ici des êtres dont l’existence est plus dénuée que celle des sauvages de l’Australie ; par le cœur, ils sont peut-être les égaux des plus grands génies religieux de l’humanité, et c’est le triomphe du catholicisme que cette culture exquise de l’âme simple. Nulle part mieux que chez Rosegger on ne saurait goûter ce poème admirable de la vie humble qui fut l’œuvre du christianisme, poursuivie depuis dix-neuf siècles.

Ajoutons que de semblables figures ne sont pas nouvelles pour nous. Nous les reconnaissons pour les avoir rencontrées déjà, par exemple, dans les pages ingénieuses qu’inspirent chaque année