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surabondantes de travail aiguisent chez elles l’appétit d’indépendance En des temps de prospérité, tels que ceux que nous traversons, après des temps de dépression et de marasme qu’il ne faut cependant pas oublier, le travailleur américain est libre de choisir : il se considère lui-même d’abord, et considère, en second lieu, celui qui l’emploie. Il a tout juste le temps d’agir ; le temps de la réflexion lui manque, de sorte que si sa vie, toute d’énergie et de progrès, est intéressante, sa conversation reste prosaïque et vulgaire.

La politique de l’atelier veut que l’on traite les cinq cents femmes employées comme des « individus, » en obtenant de chacune ce qu’elle est le plus capable de bien faire.

Ayant remarqué, comme elle l’avait dit, que j’étais au-dessus de la moyenne, la maîtresse d’atelier me fait avancer au bout de quelques jours. Je travaille désormais à la pièce, gagnant, à boucher des flacons, de 90 cents à 1 dollar s’par jour. Nous formons à cette table un attelage à trois. Mes aides sont un garçon de quinze ans et une jeune fille qui, depuis cinq ans, est ouvrière. Elle demeure chez ses parens auxquels, par semaine, elle paye trois dollars sur les 6,90 qu’elle gagne.

Notre machine est, comme toutes celles de l’établissement, dirigée par un jeune garçon, les femmes n’ayant pas assez de force pour la faire manœuvrer méthodiquement. Très vite ce gamin de quatorze ou quinze ans est devenu habile, et gagne de cinq à six francs par jour. Il se perfectionne de plus en plus dans la même besogne, tandis que, nous autres femmes, nous nous essayons à toute sorte de choses compliquées, nous agitant toujours, laissées aux emplois infimes, parce que nous n’avons pas la force physique nécessaire à un effort plus grand, quoique plus simple. Ma compagne et moi nous nous dépensons en une foule de détails presque impossibles à systématiser : tailler le bouchon, le recouvrir, laver les bouteilles, les essuyer, les cacheter, les compter, les distribuer, nettoyer la table et l’évier, puis, une fois par jour, faire le ménage de notre local particulier. Quand je demande au jeune homme s’il est fatigué, il rit. Il nous est supérieur, il est plus fort que nous ; il peut faire plus d’un seul coup que nous autres en nous y reprenant à trois fois ; il est de sa nature un aide plus puissant. Nous sommes forcées, par l’infériorité physique, d’abandonner le travail de choix à ce rival masculin. La nature nous a dès le début imposé une entrave.