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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/686

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— Je suis toute prête, répondis-je, seulement je n’ai pas apporté mon déjeuner.

Il tira cinquante sous de sa poche en avance sur ma paye.

— Prenez cela, dit-il courtoisement, mais sans l’ombre de galanterie ; allez faire votre repas, et revenez à midi trente.

C’est dans une atmosphère laborieuse et frivole à la fois que je suis initiée à la couture. Notre atelier fabrique des travestis et des uniformes. Il a l’air d’un vieux grenier plutôt que de toute autre chose. Un désordre, qui date de loin, a jonché le plancher de débris composites appartenant à des costumes de fantaisie, à des habits militaires. Toutes les vanités de la vie gisent là pêle-mêle. Sous nos aiguilles rapides volent les tuniques rouges d’un régiment, les galons d’or et d’argent se déroulent sur les tables, les insignes de la gloire glissent entre les doigts des plus humbles ; épaulettes et chevrons sont caressés de près par des mains criblées de piqûres. L’air est fétide ; il y a des monceaux de saleté dans tous les coins. A quelques minutes d’intervalle, se succèdent des messagers, chargés d’exprimer l’impatience des cliens désappointés. Le patron est bienveillant et s’entend médiocrement aux affaires ; la maîtresse d’atelier nous terrifie toutes par son humeur féroce. Elle est Allemande. Dans ses frisons brûlés au fer qui retiennent la poussière et des échantillons de tout, elle porte de petits peignes en cailloux du Rhin. Sa bouche est remarquable par l’absence absolue de lèvres, elle se ferme comme une boîte après chaque admonestation. Deux sillons maussades sont profondément creusés entre ses yeux, sa voix est aigre et nasillarde.

Le personnel se compose presque exclusivement d’employées étrangères. En Amérique, les seules femmes qui possèdent réellement un métier sont celles qui l’ont appris avant d’émigrer. Il n’y a pas, ici, une seule Américaine qui soit chargée de besognes exigeant tout de bon l’apprentissage. A ma droite, se trouve une tailleuse, qui ne parle que le polonais ; à ma gauche, une autre qui ne parle que l’allemand. Par-dessus la frontière que je suis devenue, elles communiquent au moyen de signes et conviennent ainsi de ce que j’ai à bâtir ou à découdre. L’Allemande vient d’arriver seulement ; elle se fait neuf dollars par semaine, et sera élevée à douze dès qu’elle pourra parler l’anglais. Comme toutes les étrangères, elle est proprement vêtue d’une robe sombre en bonne étoffe solide. Les rares Américaines de l’atelier, qui