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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/692

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Si elle avait une jambe de bois, un œil de verre, elle en ferait l’exhibition tout de suite. Ayant le bonheur d’être physiquement intacte, elle se complaît à raconter l’histoire du trépas de Brown.

Aussitôt après déjeuner, la mondaine de la société s’échappe en tournée de visites. Quand la porte est retombée sur ses brillants atours, Mrs Brown s’installe pour une causette.

— Un paquet de nerfs, dit-elle, cette miss Arnold. Les gens du monde ne sont pas si heureux qu’on le croit ! Leur vie n’est censée que de plaisirs. Ah ! bien oui, ils ont des hauts et des bas, comme nous tous, soyez-en sûre ! —

J’approuve d’un signe de tête : Mrs Brown, qui prétend me faire profiter de sa sagesse, continue :

— Tout ce que je veux dire, c’est que vous ferez mieux de ne pas vous mêler aux sociétés. Et elle se répand en conseils maternels sur les dangers que court dans le monde une ouvrière de fabrique.

Après examen attentif de ma personne, elle ajoute brusquement :

— Vous êtes une nouvelle, vous n’êtes pas depuis longtemps à Chicago ; il faut que je vous raconte l’histoire d’une personne qui travaillait dans l’usine générale d’électricité. Seize ans, une jolie fille du Sud. Elle avait quitté sa mère pour venir ici toute seule. Elle ne tarda pas à s’amouracher d’un des garçons qui travaillent là-bas. Ils étaient jeunes tous les deux ; ils ne pensaient pas à mal pour commencer ; mais la voilà qui vient un jour me trouver en pleurant, et me dire qu’elle est dans l’embarras et que son jeune homme a filé dans le Michigan. Vite le patron de la fabrique avertit un shérif et tous les deux partent à la recherche du coupable, décidés à le ramener de force s’il ne se rend pas de bonne grâce. Eh bien, ils l’ont trouvé et il est revenu avec eux sans se défendre.

Tout a été arrangé pour la noce avant que la pauvre fille en ait rien su, et un jour elle était assise là, dans la berceuse où vous êtes, quand son jeune homme entre, un gros bouquet de roses-thé à la main, avec des rubans blancs longs d’une aune. Mais d’abord elle n’a voulu regarder ni les roses, ni celui qui les lui offrait. A la fin, cependant, ils sont allés ensemble dans sa chambre et, après une demi-heure de conversation, elle a consenti à l’épouser. Mais nous n’en avions pas fini avec les