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que se pose le pasteur de Thorwald lui-même dans les hallucinations de ses derniers jours. — Serait-ce le sacristain Karl, un athée correct et froid, qui professe que les ministres du culte doivent être incrédules afin de n’être pas écrasés, en présence de Dieu, par le respect, par la terreur de leur responsabilité, par la honte de paraître trafiquer des choses saintes ? — Serait-ce plutôt le juif converti Joseph, philanthrope éclairé, qui prétend faire refleurir dans les vallées alpestres, ravagées par l’industrie moderne, l’âge d’or de l’agriculture et des vieilles mœurs ? Serait-ce encore le socialiste Lucien, qui par la force, veut ramener le peuple à un idéal voisin de celui de la primitive Eglise ? Non, c’est l’anabaptiste Rolf, dont nous avons dit les fantaisies adamites, sorte de doux fanatique qui se refuse au service militaire, parce que le but en est la destruction de la vie, et au mariage, parce qu’il perpétue le mal de la vie. Le curé de Thorwald, l’esprit égaré, il est vrai, par la décadence morale de sa paroisse, montera vers Rolf avant de rendre le dernier soupir, comme pour remettre entre ces mains, peu dignes en somme, le dépôt de la Lumière éternelle. — Celui-là sera donc le prêtre du temps présent, à la mode sans doute du comte Tolstoï, dont l’idéal semblerait faire des prosélytes sur les sommets de la Styrie, si là, comme dans la Russie lentement modernisée, l’action délétère des mêmes innovations économiques ne suffisait à expliquer les mêmes projets d’une chimérique réforme.

Tout cela ramène notre pensée à la profession de foi du Vicaire savoyard, et il est impossible de n’être pas frappé par les analogies qui unissent, à travers un siècle d’évolution historique, Rosegger, le fils des paysans styriens, à Rousseau, l’enfant, des artisans de Genève. Nous avons dit la similitude de leurs conceptions politiques[1] : leurs tendances morales et religieuses ne présentent pas moins un air de parenté évidente, comme si, en un milieu ethnique certainement analogue, l’âme populaire, que les leçons de l’histoire ne changent guère, faisait refleurir, dans un renouveau séculaire, les mêmes rêves, les mêmes illusions, les mêmes postulats. Rousseau n’est-il pas d’ailleurs le prototype de l’esprit moderne, l’homme dont on rencontre sans cesse autour de soi l’influence ou la ressemblance ? — Arrêtons-nous donc un moment à tracer un parallèle qui, peut-être, ne sera pas sans fruits

  1. Comparer la « Parabole des Forts » dans Martin der Mann au chapitre XI du Gouvernement de Pologne, de Rousseau.