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ses trois sous d’étrennes chez la loueuse de livres la Tribu ? Ils furent presque au même titre des autodidactes qui durent réparer de leur mieux, après leur vingtième année, les insuffisances de leur culture première. Et il semble que Rousseau ne se sentit pas moins gêné que son émule par la méthode « extravagante » de travail qu’il crut devoir adopter dans son inexpérience. « J’y perdis un temps infini, dit-il, et faillis me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir, ni rien savoir. » Malgré tout, le jeune Genevois avait été initié plus tôt à l’instruction classique, en dépit de fréquentes interruptions dans ses études, et, l’hérédité citadine y aidant peut-être, il parvint à une culture générale plus approfondie que celle de Rosegger. Il n’en garda pas moins des préjugés semblables sur la civilisation des villes, et écrivit, lui aussi, des Lettres de la montagne qu’on pourrait rapprocher des Bergpredigten dont nous avons parlé.

Enfin, si nous passons sur le terrain religieux, on remarque facilement, par quelque familiarité avec ses personnages, que Rosegger ne place guère autre chose dans la bouche de ses prêtres indépendans que la profession de foi du Vicaire savoyard[1]. Même on se souvient alors que ce personnage imaginaire est né, de l’aveu de Rousseau, par la fusion de deux hommes qu’il avait connus, M. Gaime, et M. Gatier, ecclésiastiques alpins dont les Confessions nous apprennent, pour le second, qu’il fut infidèle à son vœu de chasteté. Toutes circonstances qui font songer aux héros que Rosegger se choisit avec prédilection en ses heures troublées.

Il est certain en outre que Rousseau, converti au catholicisme par intérêt, et retourné sur le tard à la foi protestante, avait pourtant, lui aussi dans l’esprit des dispositions catholiques. La douceur véritablement apostolique d’un saint prélat, Mgr de Bernex, le protecteur de Mme de Warens, avait agi sur son âme. Fréron put même publier malignement, beaucoup plus tard, un certificat signé par l’auteur de l’Emile, et attestant qu’il avait été témoin d’un miracle. Au cours d’un incendie, le vent menaçant avait subitement changé de direction sous ses yeux, pendant les prières de l’évêque de Genève Remarquons, pour expliquer ces dispositions ; que Mme de Warens, dont l’influence fut si grande sur la sensée de son hôte, avait été rapprochée déjà du

  1. Voyez par exemple : Geschichtenbuch des Wandererz « En montant vers Dieu, » ou Buch der Novellen, « III, Marie dans la Misère.