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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 12.djvu/922

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M. Calmettes, avec la sécheresse de jeu qu’on lui connaît, a dessiné très justement le rôle du mari don Juan. Mme Granier a prêté quelque consistance au rôle mal venu de Joujou. Mlle Suzanne Desprès a été touchante dans le rôle de l’infortunée Mme Royère. Toutefois elle l’a joué avec trop de monotonie. Elle a dit toute la grande scène du second acte sur un ton de mélopée continu, moins comme une confession que comme une complainte.


Il était inévitable qu’on découpât en tableaux le roman de Tolstoï, Résurrection. Dès qu’un roman s’est imposé à la faveur publique, nous pouvons affirmer sans crainte d’erreur qu’il reparaîtra sous forme de drame. C’est une nécessité. Sachons nous y résigner. M. Henry Bataille, qui s’est chargé de la besogne, s’en est acquitté sans maladresse. Le résultat a été tel qu’on pouvait le prévoir. La pièce que représente actuellement l’Odéon est une série de tableaux sans lien et dont le choix est tout à fait arbitraire : on aurait pu en supprimer, en ajouter, les remplacer par d’autres : mais peu importe et nous n’avons pas de préférences.

L’inconvénient est que, dans ce passage du livre à la scène, tout ce qui faisait le mérite même de l’œuvre, tout ce qui lui donnait son originalité et sa valeur de pensée se perd forcément : il ne reste que l’armature. Vous avez lu un roman de philosophie humanitaire : vous retrouvez un vulgaire mélodrame. Supprimez en effet le travail de conscience qui s’accomplit dans l’âme de Nekludow et qu’il est bien difficile de nous montrer au théâtre, il ne reste qu’une aventure violemment romanesque et une situation dont l’extravagance éclate à tous les yeux.

Un grand seigneur, un prince a séduit une pauvre fille. Celle-ci, de déchéance en déchéance, est tombée dans la pire abjection. Elle est devenue la Maslowa, fille publique. Elle passe en cour d’assises sous l’inculpation d’assassinat. Le hasard fait que parmi les jurés se trouve précisément son séducteur. Voilà une étrange rencontre ! Subitement touché de la grâce, et converti par le spectacle du mal dont il est la cause première, Nekludow forme le projet d’épouser cette malheureuse. Ce projet est tout bonnement insensé. Que jadis Nekludow eût le devoir de réparer sa faute, en faisant de sa maîtresse sa femme, c’est une thèse qu’on pouvait soutenir avec force et qui, au surplus, l’a été maintes fois. Mais depuis cette aventure initiale, trop de choses se sont passées, trop de hontes se sont accumulées. Ce mariage serait non pas sublime, mais ignoble. L’idée n’en a pu germer que dans un