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montrer dans ces Récits concentrés en quelques pages. La « tranche de vie » y est réduite en miettes. À Pétersbourg comme à Paris, les exigences du journalisme ont développé un genre qui n’est plus, en dépit des titres dont il se pare, ni le conte ni la nouvelle, puisque l’affabulation y fait défaut. Une impression fugitive, un mince épisode, le signalement d’un personnage caractéristique, la suggestion insinuée au lecteur par un fragment de conversation, c’est toute la substance de ces brèves chroniques, où il semble que nos romanciers vident le superflu de leurs carnets. M. Tchekhof s’est assimilé leur manière.

Les virtuoses de la plume savent communiquer l’émotion avec des moyens aussi restreints. Notre Russe y réussit parfois : une seule indication adroitement choisie nous permet d’entrevoir la suite d’une existence, les complications d’un drame intime ; comme si l’on avait battu le briquet dans les ténèbres, à l’endroit propice d’où la lueur nous fait apercevoir un instant les profondeurs d’une foule invisible. Touchante est la figure du pauvre moinillon de la Nuit de Pâques, qui passe les pèlerins sur le bac du fleuve, tandis que ses frères festoient dans le monastère illuminé : il n’a dit que quelques mots au passager, et nous sentons la sourde détresse de sa vie sacrifiée. Pathétique aussi, dans le Talent, la jeune fille qui s’immole à la vanité d’une sorte de Schaunard, rapin fainéant dont le génie doit toujours éclater demain : on la voit d’avance qui descendra tous les degrés de l’humiliation, avec une foi inébranlable dans son raté de grand homme. Plus émouvante encore est l’histoire du cocher de louage, accablé par la perte de son fils ; il attend sous la neige le bon client auquel il pourra confier son chagrin ; ceux qu’il charge refusent de l’écouter : oppressé par le poids d’une peine trop lourde à porter seul, il finit par raconter à son vieux cheval, la nuit, dans l’écurie, comment son enfant est mort.

Mais, le plus souvent, l’observation de M. Tchekhof se traduit en quelque peinture réaliste, amère ; la société russe nous y est montrée sous l’aspect de « taches grises ; » c’est le mot qu’ils se plaisent à répéter pour y remâcher leur pessimisme. On en prendra une idée dans le volume où M. Denis Roche a traduit et réuni sous ce titre, Les Moujicks, plusieurs études de la vie populaire. La plus étendue n’a d’autre objet que de décrire l’intérieur d’une famille villageoise : étude de nature morte, pourrait-on dire si l’on ne craignait de jouer sur les mots ; tant est