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qui fait corps avec l’œuvre dramatique : les personnages y sont de même famille que ceux dont nous verrons tout à l’heure les gestes sur la scène.

Un Duel a été mis en français avec l’application consciencieuse qu’on est heureux de rencontrer enfin chez ceux et celles qui s’adonnent aujourd’hui à cette tâche délicate. C’est reconnaître la valeur d’un travail que d’y signaler quelques négligences qui eussent passé inaperçues dans les traductions bâclées dont on se contentait naguère. La version de M. Henri Chirol est trop littérale quand elle parle des « vases » où l’on prend le thé, quand elle dénomme la redingote « un surtout. » Ce dernier mot, qui est en russe un gallicisme, ne se fait plus entendre lorsqu’il revient chez nous. Dussé-je être taxé de pédantisme, je dirai ma consternation devant un tour qui reparaît sans cesse sous la plume du traducteur : « Ne lui en cause pas… En causer à quelqu’un… » Il est d’autant plus nécessaire de barrer la route à cet affreux solécisme qu’il se propage avec une rapidité inquiétante ; le téléphone lui sert de véhicule : « On va vous causer… » Non, mademoiselle, plutôt pas de communication ! Je sais bien que Rousseau nous l’apporta de l’étranger, mais nul écrivain de la bonne langue n’a partagé son erreur ; et ce n’est point pour cela que Jean-Jacques est immortel.

Les scènes du roman se déroulent au Caucase ; le cadre prête à des descriptions pittoresques, j’en ai goûté l’agrément ; et j’admire comme il convient le type très bien observé, très représentatif, du zoologiste Von Koren. C’est le jacobin scientifique, grand partisan de l’élimination des faibles, qui voudrait modeler la loi sociale sur la loi de nature. Implacable, résolu, rigoureusement armé pour l’action, ce Robespierre de laboratoire attend son heure en étudiant l’embryologie des méduses ; et il préconise froidement la suppression sans phrases de tous les microbes humains, de tous les déchets sociaux affligés de tares morales ou intellectuelles. Or, il n’est entouré que de gens de cet acabit.

Le héros de l’histoire. Laïevsky, fonctionnaire du service des finances, nous est présenté comme le plus insignifiant, le plus veule, le plus paresseux, le plus corrompu des tchinovniks. Il a conduit au Caucase une femme enlevée à l’un de ses amis. Il ne l’aime plus, s’en explique longuement avec un médecin militaire auquel il soutire de l’argent, et nourrit l’honnête projet