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soulagement la salua, tout fut espérance dans les cœurs. On avait droit d’attendre une éclaircie joyeuse de la pensée chez les écrivains : reflet contraire s’est produit ; elle alla s’assombrissant. Quarante ans ont passé : les nouveaux venus sont plus acres, plus lugubres, plus désorientés que leurs aînés. Combien douce et vivifiante paraît la plainte des anciens, en regard de ces œuvres où le nihilisme philosophique aboutit à une prostration totale de l’esprit !

Sous les traits communs dont la permanence est imputable à la race, au climat, au tempérament national, sous les habitudes de pensée et de style inculquées par les premiers maîtres du roman et du théâtre russes, on discerne des modifications profondes dans la personnalité morale des nouveaux écrivains et de leurs lecteurs. Contrairement à ce qu’on pouvait augurer, ces changemens ne se font pas dans le sens d’une gravitation vers l’Occident, d’une soumission des intelligences russes à la logique qui gouverne les nôtres. Suivez attentivement la courbe, je ne dis même pas depuis Pouchkine et Tourguénef, ces Européens avérés, mais depuis les premières œuvres de Tolstoï jusqu’aux Tchekhof et aux Gorky : bien loin qui) y ait rapprochement entre le génie slave et le génie latin, les divergences foncières se sont accentuées. Les plus avisés de ces littérateurs peuvent bien nous emprunter des formes, des recettes pour réussir : leur for intérieur se dérobe à ce qu’il y a d’essentiel dans nos disciplines. Plus j’y songe, plus je m’affermis dans une idée qui me hante depuis le jour où j’ai commencé d’observer les choses russes : s’il est un pôle historique et philosophique vers lequel l’esprit de ce peuple soit naturellement sollicité, c’est le bouddhisme. Il ne s’agit point ici, bien entendu, de la religion qui porte ce nom ; mais de la disposition intellectuelle et morale d’où cette religion est issue, avec toutes les conséquences qu’elle engendre. L’assertion serait facile à défendre, si l’on ne tirait argument que des œuvres littéraires : en dépit de quelques appels convulsifs à la vie et à l’action, le nihilisme y abolit de plus en plus le principe même de la vie ; il en repousse avec dégoût toutes les manifestations, il descend toujours plus avant la spirale sans fin du nirvana.

Mais comment concilier ces vues, et le morne abattement qui semble les confirmer, avec tout ce que nous savons par ailleurs d’une nation jeune, vigoureuse, chaque jour plus avide de