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(Tancrède). Que faut-il donc faire, mon cher ange ? La donner à M. le duc de Choiseul, et que M. le duc de Choiseul la donne à Madame la Marquise comme un secret d’Etat. Elle fera ses observations… » Le 29 du même mois, revenant sur ce sujet, il écrivait au même : « … Il faut donner la maison (Tancrède) à Madame la Marquise ; il faut la confier à M. le duc de Choiseul et que, de ses mains bienfaisantes, elle passe dans les belles mains de son amie. Il voulait, disiez-vous, une tragédie pour pot-de-vin du brevet[1] : la voilà… »

D’Argental, qui servait d’intermédiaire entre Voltaire et Choiseul pour l’échange de leur correspondance, n’avait pas manqué de remettre au Ministre les lettres et la pièce ; peu de jours après cet envoi, Choiseul répondit :


Versailles, ce 6 juillet (1759).

« Je reçois, ma chère Marmotte, la lettre que vous m’avés fait l’honneur de m’écrire le 29 juin[2]. D’Argental m’a remis votre pièce Paladine, et je l’ai confiée ce matin à Mme de Pompadour, à qui j’ai demandé le plus profond secret ; j’espère que nous trouverons le tems de la lire ensemble ; je n’ai pas pu y jetter les yeux pendant deux jours que je l’ai eu dans mon tiroir ; ce ne sont pas les affaires qui m’en ont empêché ; ce sont, de par tous les diables, les importuns qui m’obsèdent et qui sans rien gagner me font perdre mon tems.

« Tout ce que je vois du roi de Prusse change en Polisson, puisque Polisson y a, le héros que je croyais appercevoir. Qu’est-ce que c’est que de vouloir se tuer pour des revers, et puis d’être avantageux et inconsidéré comme un petit-maître écervelé, qui sans esprit, dit de grosses injures ; ti, cela fait vomir et sent la mauvaise éducation germanique ! Il pourrait battre encore cent fois le médiocre Daun ou en être ? battu, car, tout médiocre qu’il est, il a battu deux fois Sa Majesté prussienne[3], que je ne mépriserais pas moins le roi de Prusse. Ne pouriés vous pas engager ce prince bien disant de vous mander ce qu’il pense sur mon compte ; je ne prétends pas par là lire des vers à ma louange, car je suis persuadé qu’il a de moi en tous genres l’opinion la plus méprisante, mais cependant il me serait

  1. Le brevet pour Ferney que Voltaire avait reçu en juin.
  2. Nous n’avons pu retrouver cette lettre.
  3. A Kollin (1757) et à Hochkirchen (14 octobre 1758).