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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/434

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Voltaire, et par la lettre suivante, qui rassurait de la continuation de ses bonnes grâces, il le confirme dans le rôle de confident.


A Versailles, ce 22 avril (1760).

« La lettre que vous me confiés dattée de Frieberg du 25 mars[1], mon cher Solitaire, me paraît d’autant plus extraordinaire que j’en ai vu une du même personnage et à peu près du même tems, qui n’avait pas le ton si fier. Quoi qu’il en soit, je vous prie d’assurer le roi de Prusse, que je suis son très humble serviteur, que je respecte profondément sa dignité de roi, mais qu’hors la personne de mon maître que j’aime, je ne me soucie pas plus des autres rois de la terre que des chartiers de Touquin, même de ceux de Berlin, si il en reste dans ce petit et malheureux pays. Vous ajouterés à Sa Majesté prussienne, et je vous demande en grâce, que je lui défie de jouer un tour approuvé des honnêtes gens à un ministre qui quitterait sa place avec le plus grand plaisir du monde, qui croit que la paix est un bien nécessaire et qui voudrait au prix de son sang la procurer ; qui sert un maître qui ne veut pas acquérir un pouce de terrain sur le continent, et qui consentira pour la tranquillité de son royaume de payer dans les autres parties du monde parce qu’il a été battu. Vous pouvés ajouter que je jure de bonne foi que je n’ai nulle ambition, mais en revanche j’aime mon plaisir à la folie ; je suis riche ; j’ai une très belle et très comode maison à Paris ; ma femme[2] a beaucoup d’esprit ; ce qui est fort extraordinaire, elle ne me fait pas c… ; ma famille et ma société me sont agréables infiniment ; j’aime à faire enrager d’Argental, à boire et à dire des folies jusques à quatre heures du matin avec M. de Richelieu. On a dit que j’avais des maîtresses passables, je les trouve, moi, délicieuses ; dites-moi, je vous prie, quand les soldats du roi de Prusse auraient douze pieds, ce que leur maître peut faire à tout cela ; je ne lui connais que deux tours à me jouer, celui de me faire jetter un sort pour que je sois impuissant (si je m’en doute, j’irai à la messe de paroisse où, au prosne, l’on exorcise les maléfices), ou bien de me faire ordonner par un article de la paix de lire une deuxième fois

  1. Nous ne connaissons vers cette date que la lettre de Frédéric à Voltaire datée de Frieberg, 20 mars 1760.
  2. Louise-Honorine Crozat du Chatel, qu’il avait épousée alors qu’elle avait à peine quinze ans, le 12 décembre 1750.