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les notions celle qui lui échappe le plus. Elle fait de l’humanité deux parts et met d’un côté les héros, d’un autre côté les traîtres. Au reste, ce qui la détermine dans ses sympathies, ce sont d’abord des considérations tout extérieures. Un garçon solidement campé et de forte carrure a bien des chances pour lui plaire ; elle est sensible au ton sur lequel il dit les choses, plutôt qu’aux choses mêmes ; de mauvaises raisons clamées par un rhéteur à cou de taureau ont tout de suite fait de la convaincre. Elle est en proie à tous les esbrouffeurs. Au surplus, pour ceux qui ont une fois gagné sa faveur, elle est d’une indulgence et complaisance extrêmes. Elle leur permet de prendre avec la morale d’assez grandes libertés et n’y regarde pas de fort près, d’autant que sur ce chapitre ses idées sont un peu troubles… Mais, conception de l’histoire ou de la vie, il est aisé de voir que cette conception populaire est celle des drames comme des romans de Dumas. Et ce héros, peuple des pieds à la tête, phraseur impitoyable, vaniteux comme un cabotin et toujours en scène, grand redresseur des torts des autres et indulgent à ses propres peccadilles, qu’il s’appelle Antony, Buridan ou d’Artagnan, c’est le héros lui-même de Dumas.

Or, au moment où Dumas fit irruption dans la littérature, celle-ci était en train de se transformer aussi profondément que l’avait fait la société, et dans le même sens. Les cadres de l’ancienne société avaient été brisés et, par suite, les traditions qui y étaient attachées avaient sombré. Le public, subitement élargi, auquel les auteurs devraient désormais s’adresser, excédait de toutes parts l’élite sociale de jadis ; et tandis que les représentans de l’ancien goût se faisaient de plus en plus rares, la masse qui venait de faire son avènement réclamait un art qui fût assorti à son humeur.

Cet art triomphait sur les scènes populaires : involontairement les novateurs regardaient vers elles. Les succès de Pixerécourt ne les laissaient pas dormir. Le désir de réussir par les mêmes moyens se dissimule mal sous la magnificence de leurs déclarations, programmes et préfaces : il y avait longtemps déjà que la critique s’était avisée du danger, et Geoffroy, à maintes reprises, l’avait dénoncé avec une entière netteté de vue. Toutefois les Stendhal et les Mérimée, les Hugo et les Vigny étaient retenus par des scrupules qui leur venaient de leur éducation et de leurs habitudes d’esprit ; le désir du succès ne suffisait pas à l’emporter sur les répugnances de leur goût. — D’autre part, l’individualisme partout déchaîné s’accommodait mal des contraintes qui continuaient de s’imposer à la scène ; on souffrait impatiemment le vieux joug ; on rêvait d’une littérature émancipée, où