Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avec les réalités positives, devinrent plus positifs encore et plus individuels. Tout favorisait ces tendances : la religion même s’orienta à leur suite. Channing avait donné au christianisme un caractère rationnel, à la fois abstrait et pratique, qui en faisait une philosophie assez timide et assez froide, et substituait à la simplicité fervente, à la confiance, à la communion des âmes, une sorte « de religion sans mystère, de rationalisme sans critique, de culture intellectuelle sans haute poésie, » où Renan voyait une « tentative tout américaine, » c’est-à-dire, sans doute, appropriée au génie d’une société moins préoccupée de vie spirituelle que d’action[1].

Le résultat fut qu’après avoir vécu de l’individualisme, l’Amérique était en passe d’en mourir. Aux environs de 1830, toutes les forces vives qui ne sont pas accaparées par les affaires s’usent dans une sorte d’agitation où elles se dévorent elles-mêmes. Cette nation, en âge de se ressaisir et de prendre enfin conscience de sa personnalité, reste une cohue de commerçans, d’ingénieurs et de banquiers, parmi lesquels se démènent des raisonneurs exaspérés, des réformateurs puérils, des moralistes moroses. Ce fut une orgie de projets pour la rédemption du monde, une levée d’apôtres, une germination de folies. L’un prétend que tous les hommes devraient cultiver la terre ; un autre, que personne ne devrait acheter ni vendre ; celui-ci, que le mal venait de notre nourriture ; celui-là, que le grand abus est de faire travailler les animaux ; ce dernier, que le mariage est la source de toutes les calamités sociales… Une inquiétude universelle est née de l’esprit d’examen, de l’esprit de scrupule, de l’esprit de révolte, qui sont les maladies de l’individualisme. Et ces maladies stérilisent. La nation américaine, après avoir conquis depuis plus d’un demi-siècle son indépendance politique, demeurait impuissante à se donner une indépendance intellectuelle. La prospérité se développait à l’abri de la première constitution démocratique du monde ; mais ni la philosophie, ni les lettres, ni les arts, ne venaient attester l’énergie créatrice. Mille symptômes trahissent le malaise profond des âmes. Des jeunes hommes et des jeunes filles, « sans se connaître, aboutissaient à la même conception de la vie et venaient déclarer à leurs parens, ceux-là qu’ils n’avaient aucun désir d’entrer dans les

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1854 : Channing et le mouvement unitaire aux États-Unis.