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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/663

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séparèrent enthousiasmés l’un de l’autre. « Bien des fois sur mer, dit Emerson, tandis que je retournais au pays, je me rappelai avec joie le sort enviable de mon philosophe solitaire, hanté de visions plus que divines, dans sa retraite austère et bénie. » Carlyle déclare avec non moins de chaleur que, parmi les visiteurs de son ermitage dont il a gardé le souvenir, « tous aujourd’hui semblables à des fantômes, apportant avec eux les brises d’en haut ou les orages d’en bas, il n’en est pas un qui appartînt plus manifestement aux sphères supérieures que ce jeune homme, si pur, si calme, avec tant de bonté et de douceur. Et puis, comme une apparition, si vite évanoui dans le vague de l’azur !… » Ils restèrent liés toute leur vie ; chacun devint, en son pays, l’éditeur de l’autre, et leur correspondance demeure parmi les plus précieux de leurs écrits[1].

En 1834, Emerson s’établit à Concord, qui devint un foyer de lumière et comme le jardin spirituel de l’Amérique. Il y mourut en 1882, après l’existence la plus unie, dont les principaux incidens furent ses conférences et la publication de ses livres.


L’unité et la pureté de sa vie ressemblent à l’unité et à la pureté de son œuvre ; car son œuvre et sa vie sont organisées par le même sentiment de confiance, de sérénité et d’espoir. Il eut une claire conscience des aspirations qui tourmentaient ses contemporains et sut en découvrir le sens. Son génie a comme une vertu ordonnatrice et pacifiante. Nul n’écouta plus attentivement en soi les revendications de l’heure et Emerson n’est pas le premier qui ait puisé dans cette sincérité attentive la meilleure originalité. Carlyle appelle ses Essais les soliloques d’une âme vraie. Plus d’une fois, on le comparerait à notre Montaigne, si la différence de temps, d’origine et de caractère pouvait laisser subsister quelque ressemblance entre cet Anglo-Saxon puritain du XIXe siècle et le Gascon latinisant du XVIe. Mais, comme Montaigne, il cherche seul à seul et par divers détours la vérité, la vérité humaine, la vérité d’expérience, parce qu’il sait que « la condition de chaque homme donne une solution écrite en hiéroglyphes aux questions qu’il peut poser, » et aussi que, « quand le maître de l’univers poursuit un but, il imprime sa volonté dans la structure de l’esprit. » Il cherchera donc en lui-même

  1. The Correspondence of T. Carlyle and R. W. Emerson, 1834-1872 (Editedby C. E. Norton), 2 vol. London, 1883, in-8.