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les pauvres, et les riches n’ont de privilèges que par leur moyen. » Que les croyans qui raisonnaient de la sorte aient pu être des âmes charitables, rien de plus certain ; et Bossu et en était une ; et il n’y en aura jamais de plus tendrement, de plus éperdument charitable que saint Vincent de Paul. Mais qui ne voit qu’à une telle conception de la charité, il ne se mêle aucune réclamation contre cette « politique du siècle, » si contraire à celle de l’Eglise, aucun espoir de réaliser parmi nous ce « royaume de Jésus-Christ ? » Qui ne voit qu’elle se borne à constater par là même et consacre l’inégalité des conditions, et le partage de l’humanité en deux classes, dont l’une, sans doute, aura tout dans le ciel, mais dont l’autre, en tout cas et en attendant, a tout sur la terre ? Tel était bien le point de vue du XVIIe siècle ; . et de là vient que, tout en distribuant des aumônes, tout en créant des œuvres de bienfaisance, il a laissé si lourdement peser sur la nation le despotisme du souverain et les privilèges de l’aristocratie. De là vient également qu’il n’a fait dans son art aucune ou presque aucune place aux pauvres gens. L’amour des pauvres gens s’appelle, au XVIIe siècle, charité ; c’est une des trois vertus théologales, et l’écrivain laisse au prêtre le soin de l’enseigner en même temps que les deux autres. Ou, s’il lui arrive de penser que la fraternité des hommes n’est pas seulement une vérité mystique, s’il arrive que don Juan, jetant un louis d’or au pauvre qui mendie, lui dise : « Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité, » la scène provoque une telle surprise et un tel scandale que, dès la seconde représentation, il faut que Molière la supprime.

Mais-supposez que ces deux esprits, celui de la Révolution française et celui de l’Evangile, se rencontrent, se pénètrent et se combinent, l’un apportant sa tendresse infinie et sa paix, l’autre son instinct d’égalité et ses justes, revendications : une pitié nouvelle va naître, qui ne se contente plus de considérer « l’éminente dignité du pauvre dans l’Eglise, » qui songe à sa dignité dans l’Etat, ou plutôt qui ne se limite pas au pauvre, » qui s’étend à toute la classe inférieure de notre société, à toute la grande foule obscure, et s’efforce d’attirer sur elle non plus seulement les bienfaits des âmes pieuses, mais l’attention et la clémence du législateur. C’est cette pitié-là qui remplit les Misérables et qui en fait quelque chose de si grand.

Il me semble l’apercevoir chez Hugo, au moins à l’état de