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la représenter autrement que compatissante. » Il est à supposer qu’une dame de Florence fournit à Dante les traits charmans de la consolatrice allégorique ; or, nul ici-bas ne sait le nom de celle à qui le poète adressait délicatement cet hommage voilé. Sans doute, cet épisode signifie bien, à travers les symboles, qu’il s’est reproché d’avoir un instant négligé la théologie pour la philosophie humaine. Cependant il eut aussi des notions de la doctrine platonicienne à travers les écrits attribués à saint Denys l’Aréopagite, et ceux de saint Augustin. Les beautés visibles ne sont que l’ombre ou le reflet des beautés invisibles, et, mieux, de l’invisible beauté.


Le fleuve, et les topazes
Qui entrent et sortent, et le rire des herbes
Sont de leur vérité les préfaces ombrifères[1].


Ce chant de Dante s’applique entièrement au monde paradisiaque, mais ne lui fut-il pas suggéré par la contemplation d’un paysage terrestre, d’un site printanier de la Toscane ? L’esprit du moyen tige anime encore ici le génie du poète : « Le monde peut donc se définir une idée de Dieu réalisée par le Verbe. S’il en est ainsi, tout être cache une pensée divine. Le monde est un livre immense, écrit de la main de Dieu, où chaque être est un mot plein de sens. L’ignorant regarde, voit des figures, des lettres mystérieuses, et n’en comprend pas la signification. Mais le savant s’élève des choses visibles aux choses invisibles… comme montaient, à la fenêtre d’Ostie, les deux âmes unifiées de Monique et d’Augustin. C’est M. Émile Male, dans son beau livre : L’Art religieux au XIIIe siècle en France, qui nous définit ainsi les idées chères au moyen âge. La fin du XIIIe siècle avait vu les grandes luttes universitaires entre le péripatétisme chrétien de saint Thomas d’Aquin, le péripatétisme averroïste de Siger de Brabant, l’augustinisme des maîtres franciscains. Dante, au XXVe chant du Purgatoire, réprouve formellement l’erreur averroïste de l’unité de l’âme intellective ; avant même d’avoir lu Aristote et Albert le Grand, il avait peut-être, par son ami Guido Cavalcanti, connu les influences des penseurs arabes, entre autres de cet Avempace, auteur pré-averroïste du Regime del Solitario, qui, nous le verrons plus tard, fascina l’esprit de

  1. Paradis, chant XXX.