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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/167

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été ses maîtres. On les supporte, quand ils s’effacent : dès qu’ils agissent, on les soupçonne. Notez qu’ils n’ont jamais agi que dans un sens révolutionnaire et que, parmi les artisans de sa liberté, le Japon a compté des aristocrates comme Iwakura. N’importe ! leurs distinctions passées les désignent à la malveillance et en font des suspects.

Je serais tenté de croire que les idées démocratiques ne conviennent qu’aux âmes d’élite, tant ces belles idées se dégradent à pénétrer dans la foule et s’y incorporent souvent aux plus bas instincts. Il a suffi que le mot d’égalité fût prononcé au Japon pour que la gouaillerie niveleuse du populaire s’émancipât jusqu’à la grossièreté. Les descendans des familles princières que leur éducation européenne et que l’amour de la gloire entraînait vers le peuple ont dû reculer devant les durs avertissemens dont les apprentis démagogues ont rabattu leur flamme indiscrète.

En voulez-vous un exemple ? Il y a une dizaine d’années, un jeune marquis japonais, après un assez long séjour en Occident, entreprit de fonder, sous le nom de la Liberté Orientale, un journal qui défendrait nos immortels principes. La connaissance de notre histoire lui avait produit le même effet qu’aux gens du XVIe siècle la lecture de Plutarque, et sa jeunesse impatiente jetait de vives étincelles. Il cherchait un rédacteur en chef, quand on lui conseilla de prendre un certain Nakayé, écrivain d’avant-garde, homme de talent, disait-on, réputé pour son audace et son ironie. Ce Nakayé, traducteur de Jean-Jacques, fonctionnaire assez grassement rétribué, contrefaisait le cynique, et, philosophe anonyme et débraillé, fréquentait de préférence les petites tavernes des kurumaya où ses libéralités lui avaient acquis de la considération. Il répondit à l’invitation du marquis par un refus de se déranger et avec cette insolence qu’un digne sans-culotte oppose à la politesse d’un ci-devant. Le marquis, que sa chimère aveuglait, naïf et inexpérimenté comme tous les Japonais de haute naissance, reconnut à ce procédé que son homme avait de l’érudition ; il fit atteler et s’en fut en carrosse à la recherche de Diogène.

Il ne le découvrit pas du premier coup, et la nuit surprit l’équipage embourbé dans le sombre quartier de Shiba. Enfin, sur l’indication d’un sergent de ville, le fondateur de la Liberté Orientale mit pied à terre et se dirigea vers une cabane tapie